Par Abdelhamid GMATI De tout temps, les médias ont attisé la convoitise des gouvernants soucieux de contrôler l'information. Dans les pays démocratiques, la liberté de la presse n'a été acquise et respectée qu'au prix de longues luttes acharnées; aujourd'hui encore les journalistes continuent à se battre pour préserver leur indépendance. Chez nous, on est loin du compte. Les médias sont conspués, accusés de tous les maux, traînés dans la boue...Les journalistes sont traités de tous les noms et agressés verbalement et physiquement. Comme au temps de la dictature, les gouvernants veulent mettre la main sur les médias publics, en y nommant des hommes et femmes liges, et en exerçant diverses pressions sur les privés, en les traînant en justice sous le fallacieux prétexte «d'atteinte au sacré» et entre autres par le chantage à l'argent. Reporters sans frontières, qui avait défendu M. Hamadi Jebali du temps de la dictature, a recensé plus de 100 infractions à la liberté de la presse et précise que chaque semaine trois journalistes sont agressés. De leur côté, les médias et les journalistes ne sont pas aussi farfelus qu'on veut bien le dire. Certes, il y a eu et il y aura toujours une presse de «caniveau», fort justement appelée par les Tunisiens de «journaux à 5 sous». Tel cet organe du parti islamiste qui a publié une interview fictive de M. Kamel Jendoubi de l'ex-Isie. Mais la majorité agissent en professionnels et respectent une certaine déontologie. L'auto censure existe mais elle s'applique généralement aux propos que certains invités tiennent et dont le média ne veut pas en assumer la responsabilité. Ainsi on évitera, autant que faire se peut (inconvénients du direct à la radio ou à la télé qui reste incontrôlable), de relayer des insultes, des mots orduriers ou des blasphèmes. Il se trouve malheureusement que notre parler tunisien est très fleuri, riche en grossièretés ou en blasphèmes. A la radio, on a parfois recours à des failles techniques. Ainsi en a-t-il été d'un passage de l'interview accordée récemment par notre chef de gouvernement à une station tunisienne. Il y traite de plusieurs sujets intéressants, affirmant entre autres: «En tant que chef de gouvernement, je reconnais le parti Nida Tounès et nous devons travailler avec lui», ce qui tranche avec ce que prétendent ses alliés de la Troïka; et il dit aussi que des membres de son gouvernement se rendent tous les jours, avant d'aller au travail, chez Cheikh Rached Ghannouchi, «juste pour le tenir informé de nos projets et de nos soucis, mais il n'a jamais pris de décision». Cette partie n'a pas été diffusée à cause d'une «défaillance technique». A la télé, on use du carré blanc (flou) pour cacher le visage d'un témoin désireux de garder l'anonymat; ou alors, on l'a tous remarqué, certaines paroles d'intervenants sont remplacées par des «Biiiip». Ce qui a exaspéré un employé au marché de gros, outré d'entendre des «biiiip» au lieu de ses propres propos. Ces «biiiip» servent bien entendu à masquer des injures, des grossièretés ou même des blasphèmes. Dans la presse écrite, la tâche est relativement facile pour les gros mots et les blasphèmes, mais ça l'est moins pour traiter de certains sujets. Notre excellent confrère Nizar Bahloul du journal électronique Business News a peiné pour aborder le délicat sujet de la justice actuelle, sans risquer de subir les foudres des magistrats, plutôt pointilleux. Et il a choisi de poser des questions en citant certaines affaires et certains jugements apparemment incompréhensibles. En rédigeant un article, il est impératif de veiller aux termes employés. Même si certaines déclarations ou certains faits méritent des critiques acerbes, des appréciations désobligeantes, des mots incisifs. Pour ne pas froisser ou pour ne pas risquer d'être poursuivi, comme cette jeune femme violée et qui se retrouve accusée. Essayons l'exercice. D'abord ces élus à la Constituante qui ne veulent pas perdre leur légitimité électorale le 23 octobre prochain et qui menacent ceux qui oseraient les remettre en cause. Et celui qui, apparemment, a induit en erreur certains autres constituants, en leur faisant signer un projet leur octroyant une retraite dorée. Comment qualifier ces «biiiip» de constituants qui ne pensent qu'à leurs poches et se désintéressent de la Constitution et de l'intérêt du pays ? Ces autres gens du CPR qui veulent exclure les ex-Rcdéistes de toute participation à la vie politique. Il faudrait leur rappeler qu'ils n'ont aucun droit pour le faire: démettre quelqu'un de ses droits civiques et politiques relève des tribunaux et en vertu d'accusations précises et graves. Même les parlementaires (pas les constituants qui ne sont là que pour la Constitution et n'ont aucune autre prérogative légale) n'ont pas ce droit. Que dire de ces «biiiip» de petit parti frileux et liberticide? Le ministre de la Justice ne cesse de parler d'indépendance de la justice. Pourtant les magistrats ont procédé à un sit-in pour «dénoncer l'ascendant et la mainmise de l'exécutif sur la justice». Voilà un ministre de la Justice bien «biiiip» de la Justice. Le président de la République se trouvait absent du pays notamment mardi dernier ; en ce même jour, le chef du gouvernement se trouvait lui à Bruxelles. Que dire de ces «biiiip» de deux responsables qui laissent le pays sans chef de l'exécutif ? Qui gouverne en leur absence et qu'aurait-on fait s'il y avait eu une attaque sur nos frontières ? On pourrait évoquer beaucoup plus de «biiiip», nos gouvernants nous en offrant de multiples occasions, tous les jours. A nos lecteurs de remplacer ces «biiiip» avec leurs propres termes et selon leur propre humeur.