Par Khemaïs FRINI* Le 23 octobre 2011, les électeurs votaient pour une Constituante. Ils confirmaient ainsi, et en toute connaissance de cause, la mission et la durée qu'ils voulaient impartir à cette Assemblée. Cette durée d'un an de l'Assemblée était donc une décision souveraine du corps électoral...et non point une décision prise par un décret-loi. D'autre part, l'idée que la Constituante dispose de pouvoir absolu ne se conçoit que dans un contexte de vide constitutionnel total...suite par exemple à une guerre civile ou une libération de l'apartheid ou du colonialisme, etc. Pour le cas de la Tunisie post-révolutionnaire, ce vide constitutionnel n'a jamais existé. La Constitution de 1959 avait été certes suspendue par une exigence révolutionnaire mais non pas totalement annulée. Les mosquées sont toujours gérées par l'Etat conformément à l'article1 de ladite Constitution. La République garantit la liberté de conscience et protège le libre exercice du culte grâce à son article 5. La plupart des partis politiques représentés à la Constituante ont été autorisés par l'article 8. Les squatteurs sont expulsés manu militari selon l'article 14, etc. En attendant la nouvelle Constitution, celle de 1959 est encore valide de facto et les politiciens semblent bien s'y accommoder. C'est le paradoxe constitutionnel de la Tunisie post-révolutionnaire On ne peut donc assimiler le contexte tunisien à un vide constitutionnel total ou à une absence de l'Etat. L'argument du pouvoir endogène de la Constituante ne tient pas la route. L'honnêteté intellectuelle nous impose de relativiser notre jugement sur cette question académique de pouvoir absolu de la Constituante. En conséquence, la date du 23 octobre 2012 est bel et bien celle de la fin du mandat de l'ANC. Ce n'est pas seulement pour des raisons éthiques ou politiques mais aussi juridiques. En démocratie la légitimité appartient aux seuls électeurs... Les élus reçoivent en l'occurrence un mandat limité dans son contenu et dans sa durée. Mais y a-t-il pour autant vacance de pouvoir ? La réponse est évidemment affirmative. Mais paradoxalement cette question est d'un intérêt secondaire. Car s'il y a vacance de pouvoir, il n'y a pas nécessairement vide politique. En effet, les électeurs qui détiennent la légitimité absolue peuvent remplir ce vide. Ils peuvent déléguer à leurs organisations politiques syndicales et à la société civile le soin de trouver les solutions qui s'imposent. C'est ce que l'on appelle le consensus national. A défaut de renouvellement ou de prolongation de mandat par des élections, ce consensus a le même impact et la même valeur démocratique, surtout en période de constitution des institutions démocratiques de la nouvelle République. En effet, il émane de la même autorité, à savoir les électeurs via leurs associations politiques syndicales et autres. «Traiter vos affaires collectives par la consultation entre vous», n'est-ce pas une recommandation de l'Islam. D'un autre côté, l'article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme stipule que «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression». Les associations politiques ont donc un rôle central dans la démocratie et cela constitue une responsabilité supplémentaire à la classe politique. Tout cela veut dire que ce qui sera entrepris après le 23 octobre doit émaner de ce consensus qui exprimera de façon irréversible la volonté collective des citoyens. Pour des raisons pratiques, il peut être accordé par consensus une durée supplémentaire de quelques semaines à l'Assemblée. Mais en contrepartie, celle-ci devra s'ouvrir sur son environnement en se faisant aider par les experts et la société civile. Pour ce faire, de la modestie est requise. Cette démarche consensuelle n'est pas aussi facultative que cela pour les acteurs politiques. Tout manquement ou tergiversation des acteurs politiques sur la nécessité de consensus sera payé cash et sanctionné par les électeurs aux prochaines élections. Voilà le défi majeur auquel les Tunisiens et leur classe politique sont confrontés. Depuis le 14 janvier, ils ont eu l'occasion à deux reprises de surmonter ce défi de la vacance de pouvoir : Le 15 janvier 2011, M. Mohamed Ghannouchi cède le pouvoir suprême à M. Foued Mbazzaâ selon l'article 57. Le 12 mars 2011, M. Foued Mbazzaâ devait quitter ses fonctions à l'expiration du délai de 60 jours prévus pour les élections présidentielles. Il sera cependant maintenu suite a un consensus national et révolutionnaire. L'équipe au pouvoir acceptera-t-elle cette perspective de changement avec la même souplesse démocratique que leurs prédécesseurs ? Cela dépendra de leur culture démocratique. Apparemment l'équipe au pouvoir semble effrayée par l'idée même que l'on puisse évoquer cette notion de vacance de pouvoir. Quant à nous citoyens n'appartenant à aucun parti, nous sommes plutôt effrayés par une Assemblée ayant les pleins pouvoirs et sans limitation de durée. La dictature n'est pas forcément le fait d'un individu. Elle peut être celle d'une Assemblée et dans ce cas elle est plus dangereuse car elle fait illusion d'une légitimité qui n'en est pas une. Effrayés surtout par ce précédent sur la corruption de la démocratie. Nous attendons donc de notre classe politique qu'elle soit digne et à la hauteur de sa responsabilité... Que certains politiciens apprennent à «quitter la table quand l'amour est desservi». C'est pourquoi nous réclamons de nos élus de s'entendre avant le 23 octobre au moins sur les 4 ou 5 propositions concrètes, à savoir : 1) Le choix d'un régime politique qui respecte le principe de la séparation des pouvoirs avec un président de la République élu au suffrage universel à deux tours, disposant du véto pour toute transgression à la Constitution et pouvant, le cas échéant, dissoudre l'Assemblée et appeler à des élections anticipées. A côté un gouvernement élu par l'Assemblée et responsable devant elle. 2) Le choix du système électoral 3) Le calendrier précis et détaillé à proposer pour les élections générales / municipales, législatives et présidentielles. 4) Régler les questions de l'indépendance des commissions de la justice, de l'information, des élections, etc. Corollairement, il convient de procéder à un remaniement ministériel dans le but d'éviter à tout parti politique de détenir des portefeuilles en rapport avec le déroulement de ces élections. Ces portefeuilles sont : La Justice pour le cas de litiges. L'Intérieur qui a l'obligation régalienne de maintenir l'ordre lors des élections et éviter la violence politique qui corrompt toutes élections. Les Affaires étrangères qui sont censées veiller au déroulement des élections à l'étranger. C'est une exigence élémentaire de transparence démocratique. Refuser ou louvoyer sur ces propositions concrètes, cohérentes et démocratiquement irrésistibles dénoterait un manque d'empressement des gouvernants de jouer le jeu de la démocratie et assumer leurs responsabilités. Lorsque bien avant les élections du 23 octobre 2011 j'avais posté un article intitulé «Le pouvoir absolu et à durée indéterminée : une destinée ou une malédiction», je n'avais pas clairement la réponse à ma question. Aujourd'hui, je sais que c'est une malédiction mais ce ne sera plus jamais notre destinée. Qu'on se le dise. * (Ingénieur Isep Paris)