La vie politique tunisienne évolue de plus en plus sur des côtes dangereuses et se pollue au fil des jours. L'actualité de la semaine écoulée en offre des illustrations tragiques et navrantes. Les violences opposant les forces de l'ordre à des groupes salafistes à Douar Hicher ont été dévastatrices. Les victimes se chiffrent par dizaines. Il y a eu des morts, des blessés, des citoyens profondément traumatisés. Les Tunisiens doutent. Les Tunisiens ont peur. Les espoirs nés de la Révolution de la liberté et de la dignité se heurtent aux perspectives brumeuses et sinistres sinon de la guerre civile, du moins de la discorde pérenne. Les déclarations officielles attestent bien de nombre de complots terroristes déjoués et du trafic diffus d'armes. La violence meurtrière et sanglante se banalise. Des générations de Tunisiens, jeunes et moins jeunes, s'abîment dans le désespoir et l'angoisse de lendemains inquiétants. Profondément inquiétants. L'ennui dans tout cela c'est que l'on n'aperçoit point le bout du tunnel. Et que chaque clash ou confrontation nous plongent plus bas dans les eaux boueuses et sanguinolentes. Nous l'écrivions sur ces mêmes colonnes il y a peu : «On cherche un homme honnête». Aujourd'hui, trouver, sous nos cieux, la personne à même de restituer l'espoir et la confiance équivaut à chercher une aiguille dans une botte de foin. Les clignotants socioéconomiques sont encore alarmants, quoi qu'on en dise. La problématique sécuritaire en rajoute au marasme. La vie est loin de ressembler à un long fleuve tranquille. Que dire à nos enfants ? Qu'on a fait une formidable révolution pour devenir irréconciliablement divisés ? Qu'on s'est retrouvés tout à coup fascinés par les vieilles recettes de l'Inquisition, de la chasse aux sorcières et de la guerre de religion ? Qu'on a importé chez nous des modus operandi afghans, du Waziristân et des nébuleuses politico-jihadistes prônant l'anathème, l'excommunication et l'élimination physique pure et simple du protagoniste différent ? La responsabilité de ce triste topo incombe en premier lieu à la Troïka. Avant son avènement, nous n'étions guère travaillés, voire rongés, par ces nouveaux démons de la discorde. Dans son processus d'impossible légitimation à large échelle, à défaut de réalisations concrètes et tangibles, la Troïka a dressé les Tunisiens les uns contre les autres. Et l'on a droit depuis à des divisions manichéennes et le plus souvent factices et tirées par les cheveux : vrais musulmans contre tièdes croyants, purs et durs contre corrompus et viciés tapis dans l'ombre, vrais chantres de la révolution contre opportunistes de tous bords... Autant de dichotomies factices et de stratifications binômes correspondant à d'autant de cercles concentriques de rejet et d'exclusion. Il en est résulté une atmosphère de préventions non déguisées, de haines tenaces et de dogmes tournant aux obsessions et idées fixes. L'esprit initial, romantique et fédérateur de la Révolution n'est plus. Place à la haine, aux animosités non feintes, aux hostilités gratuites mais savamment distillées dans l'opinion. A en croire que la seule chose qui nous unisse désormais soit l'adversité. Hideuse dialectique du refus de l'altérité. Les révolutions sont avant tout affaire de superstructure, de dispositions mentales et d'états d'âme. Considérée sous cet angle, la nôtre est profondément entamée. A moins d'un sursaut rageur salvateur. Et si l'on faillit au niveau de l'échelle des valeurs, rien ne pourra réussir. N'en déplaise aux politiciens fourvoyés par leurs œillères, leurs dogmes stériles et leur puritanisme sélectif.