Par Néjib OUERGHI C'est au moment où l'Assemblée nationale constituante a entamé la discussion du projet de la loi organique portant création de la nouvelle Isie (Instance supérieure indépendante des élections), qu'éclata l'affaire de la fuite du rapport financier élaboré par la Cour des comptes sur une éventuelle mauvaise gestion des ressources de l'Isie. La divulgation de ces informations est-elle un fait fortuit? S'agit-il, par contre, d'une manœuvre pour détourner l'attention? Ou cette nouvelle affaire cache-t-elle des calculs politiques inavoués? Toutes ces hypothèses sont plausibles. En effet, exploiter un document, non définitif, comportant des informations d'une grande gravité, en l'occurrence le mauvais usage de dépenses publiques, ne peut que mettre le feu aux poudres et exacerber davantage le doute sur le mode de fonctionnement de l'Isie. Au moment où tout un débat est engagé sur l'indépendance de cette instance, les modalités de l'élection de ses membres et la nomination de son président, la fuite du document de la Cour des comptes peut paraître comme une manipulation à l'effet de bloquer le processus de mise en place de cette instance et de son entrée effective en activité. A qui profite cette brouille, qui risque de déstabiliser et les personnes censées diriger cette instance et cette structure appelée à préparer les prochaines élections, dont tout le monde souhaite la tenue le plus rapidement possible? Certainement pas à ceux qui œuvrent inlassablement pour favoriser une réelle transition de la Tunisie vers la démocratie! Toutes les réactions enregistrées, loin de permettre d'avoir une meilleure appréciation sur les faits rapportés, n'ont fait que raviver le doute, les appréhensions et les dissensions sur une instance dont le rôle a été pourtant unanimement salué et la réussite reconnue dans la conduite des premières élections libres et indépendantes du 23 octobre 2011. L'autre fait qui nous a laissés pantois, en début de semaine, est incontestablement le phénomène inquiétant de l'absentéisme qui a gagné l'hémicycle de l'Assemblée nationale constituante. Après plus d'une année de travail, dont l'efficacité est peu évidente, on ressent soudainement un essoufflement chez les constituants qui ne daignent même pas soigner les apparences. Le mardi 13 novembre dernier, devant un hémicycle étrangement vide (28 présents sur 217), on a dû attendre environ deux heures pour atteindre le quorum (avec en sus 80 absents), qui autorise le président de l'ANC à entamer la discussion tant attendue du projet de la loi organique de l'Isie. Comment expliquer la désertion des constituants qui ont pour mission historique de participer à l'élaboration de la nouvelle Constitution de la Tunisie post-révolution? La prééminence de la logique partisane d'un débat plutôt focalisé sur les questions superflues que sur les dossiers de fond et de polémiques stériles qui ont transformé l'ANC en une sorte d'arène, fournit une explication sur ce phénomène surprenant qui nous éloigne, de jour en jour, de l'objectif que tous les Tunisiens recherchent. «Celui qui ne se soucie pas du but, ne demande pas où il va !», écrivait Milan Kundera. Dans le cas d'espèce, on reste encore sceptiques, s'agissant notamment de la concrétisation de la feuille de route annoncée par la Troïka et, surtout, de la transition de notre pays vers la démocratie et la réalisation d'un réel consensus sur la nature du régime politique et des autres textes fondamentaux qui seront soumis à l'ANC pour adoption. Enfin, le remaniement ministériel, à plusieurs reprises annoncé et retardé, a été exploité par deux partis, pourtant membres de la Troïka au pouvoir, en l'occurrence le CPR et Ettakatol, comme moyen de pression et une condition de la satisfaction de laquelle dépendra la pérennité de la coalition. La bataille engagée par ces partis, provisoirement au pouvoir, pour des portefeuilles ministériels éphémères, est au demeurant étonnante. S'il est tout à fait loisible de combler les postes vacants et de changer de locataires pour certains départements dont le rendement s'est avéré insuffisant, il n'en demeure pas moins vrai que les faiblesses constatées au niveau de l'action gouvernementale concernent plusieurs départements dont les titulaires appartiennent invariablement aux trois partis au pouvoir. Ces derniers, qui affichent leurs dissensions sur beaucoup de dossiers, semblent s'engager prématurément dans une bataille préélectorale à l'effet de gagner de nouvelles positions et d'influencer l'opinion publique. Cette bataille de portefeuilles est à l'évidence une nouvelle manœuvre pour détourner l'attention de l'opinion publique sur les véritables questions qui interpellent les Tunisiens. Que peuvent apporter de nouveaux locataires—qui n'auront que quelques mois seulement d'exercice—en termes d'efficacité, de vision et de stratégie à des questions insolubles comme l'emploi, le développement régional ou l'impulsion de l'activité économique? Certainement peu de choses ! Aujourd'hui, le brouillard ne fait que s'épaissir chez le Tunisien qui, à défaut de réponses claires et convaincantes, se trouve ballotté constamment entre des polémiques qui ne font que renforcer davantage ses appréhensions et son scepticisme.