Première semaine de vacances scolaires exceptionnelle pour 21 enfants et jeunes adolescents de Sbiba, Sbeïtla et Jidiliane, trois délégations rurales situées dans le gouvernorat de Kasserine, une des régions les plus pauvres, située au centre-ouest tunisien, et un des fiefs de la révolution du 14 janvier 2011. Participant, dans la ville de Kasserine, à un atelier d'initiation à la photographie comme moyen d'expression et de communication, organisé par l'Unicef avec la collaboration du ministère de la Femme et de la Famille, du 18 au 22 décembre 2012, ces enfants, issus de familles défavorisées, ont eu l'occasion de tenir entre les mains, pour la première fois, un appareil photo et de découvrir l'art et les techniques de la photographie, sous la direction magistrale du spécialiste international de la photo d'enfants, M. Giacomo Pirozzi. Une session aussi intéressante que fructueuse en informations, en connaissances techniques, en photos et en émotions et dont l'objectif est l'incitation des enfants à s'exprimer sur leur vécu, leur environnement quotidien et leurs sentiments, à travers la photographie. Reportage. Après Le Kef, en septembre dernier, c'est au tour de Kasserine d'abriter le workshop «Eye see», un atelier de photographie organisé par l'Unicef et le ministère de la Femme et de la Famille et sponsorisé par une multinationale japonaise en audiovisuel, Le choix de la région n'est pas fortuit: la région de Kasserine est l'une des plus pauvres du pays, les conditions de vie y sont rudes autant pour les adultes que pour les enfants. Le chômage et l'extrême pauvreté sont légion dans cette zone frontalière avec l'Algérie, marginalisée depuis l'Indépendance et en proie à l'accroissement du trafic de drogue, de l'alcoolisme, de la délinquance juvénile et de la violence en général, après la révolution. Faire parler des enfants de la région, à travers l'image, de leur vécu, de leur entourage; les aider à communiquer et à dévoiler leurs sentiments et ressentiments; leur donner l'occasion de faire entendre leurs voix, habituellement inaudibles, pour des raisons culturelles, d'exclusion, même au sein de la famille, ou de hiérarchie oppressante, est l'objectif visé par cette initiative de l'organisation onusienne de défense des droits de l'enfant. A travers une activité ludique et originale, il s'agit de faire tomber le mur du silence derrière lequel beaucoup d'enfants cachent leurs propres misères, leurs drames, leur désespoir, parfois. Objectif opportun au moment où la Tunisie est engagée dans la rédaction de la deuxième Constitution de son histoire qui est appelée à consacrer les droits et les libertés de tous les Tunisiens, enfants et adultes, hommes et femmes. Enfants de familles pauvres et en situation de dysfonctionnement Agés de 12 à 16 ans, quinze garçons et six filles, ces enfants fréquentent les trois structures de l'enfance de la région, relevant du ministère de la Femme et de la Famille: le complexe de l'enfance de Jidiliane (70 km de Kasserine), celui de Sbiba (35 km de Kasserine) et le club d'enfants de Sbeïtla (30 km du chef-lieu du gouvernorat). Trois éducateurs les ont accompagnés à Kasserine. D'habitude, à défaut d'espaces de loisirs et de structures sportives, les garçons passent les vacances à jouer dans la rue et les filles à s'acquitter des tâches domestiques et, occasionnellement, aller au club d'enfants du village, quand c'est possible. «Les filles ne sortent pas beaucoup, nous n'avons pas où aller», justifient Imen, Amna, Donia, Chaïma et Rihem. Pour ces enfants et leurs familles où la consommation d'images est réduite à la télévision, être sélectionné pour faire partie du voyage à Kasserine et bénéficier d'une formation en photographie est en soi un privilège. «Quatre d'entre eux ont été choisis en raison de leurs excellents résultats scolaires en guise de récompense et d'encouragement», explique Mme Hania Rebhi, assistante pédagogique dans la région de Kasserine. Quant à leurs conditions sociales, la grande majorité appartient à des familles pauvres, quatre des garçons portent des pantoufles à la place des chaussures, et certains souffrent également de dysfonctionnements : divorce, un parent malade chronique, violence conjugale. C'est à la maison des jeunes de la ville de Kasserine, mitoyenne du centre d'intégration de la jeunesse et de l'enfance où ont été logés les 21 participants, qu'ont eu lieu les travaux de l'atelier de photographie. Unique structure de loisirs et d'activités associatives dans la région en cours de rénovation, la maison des jeunes ne désemplit pas, de jour comme de nuit, se prêtant à toutes sortes de manifestations, y compris des cérémonies de mariage. Pour les élèves apprentis photographes de Giacomo Pirozzi, le programme est bien chargé, cinq jours non-stop. Chaque «bonne» photo raconte une tranche de vie Les deux premiers jours ont été consacrés par le formateur à la théorie, une formation de base sur les techniques de la photographie en se basant sur sa propre expérience de photographe vadrouilleur qui a travaillé dans pas moins de 125 pays des cinq continents. Un nombre incalculable d'images, plus sublimes les unes que les autres, immortalisant des portraits, des situations, des attitudes, des émotions. Un film interminable qui raconte des tranches de vie, différentes et similaires à la fois, la plupart du temps tristes, parfois dramatiques et d'autres fois paradoxalement drôles. Les modèles, ou sujets, de Giacomo, le photographe italien qui travaille avec l'Unicef depuis 22 ans, sont des enfants vulnérables, fragilisés par la pauvreté, la guerre, la famine, le divorce, le sida, l'orphelinat et tant d'autres situations de crise telles que les catastrophes naturelles. Avec tact, modestie et humour, l'artiste-photographe expose son savoir-faire technique dans le moindre détail et raconte les histoires aux enfants attentifs, les yeux fixés sur le mur sur lequel sont projetées les photos. Les consignes fusent et les enfants, accrochés à la voix du maître, un carnet et un stylo à la main, prennent note. «Une bonne photo obéit à un certain nombre de critères qu'il faut respecter», indique le photographe. Il en énumérera 13 dont le sujet décalé, l'intensité de la lumière, la position du photographe, le contraste des couleurs, les lignes pour le cadrage. «Le sujet doit être décalé, la photo doit véhiculer un seul message fort, éviter les éléments distrayants, il faut s'approcher du sujet et prendre plusieurs clichés tout en changeant de position», conseille Giacomo. Il donnera également les ficelles pour photographier une silhouette, un sujet en mouvement ou dans la pénombre ou encore un «patterns». Regard de journaliste, pas de touriste Le troisième jour est le plus attendu par les enfants impatients de partir en reportage dans la ville de Kasserine et de manipuler seuls l'appareil magique. Ce 20 décembre 2012, ils vont pour la première fois porter un nouveau regard sur leur environnement, «un regard de journaliste, pas de touriste », précise Giacomo. Inquisiteur, interrogateur, curieux. Ils ne chercheront pas bien loin les thèmes qu'ils vont travailler, ils font partie de leur environnement quotidien, de leur vécu. Les enfants proposent de prendre en photo la pauvreté, le chômage, la délinquance juvénile, la drogue, l'alcoolisme, le pickpocket, des phénomènes qui prennent de l'ampleur et particulièrement dans les quartiers pauvres de la ville de Kasserine, comme Cité Ezzouhour, Cité Ennour, Aïn El Khadhra, Eddachra, mais aussi du côté des souks et des marchés. La révolution est aussi encore très présente dans leurs esprits et sur les murs de la ville, les graffitis, très nombreux et apparents dès l'entrée de la ville, en portent les messages, des slogans attestant de l'impatience des habitants, surtout des jeunes qui n'ont rien vu venir de leur soulèvement historique contre le chômage, la pauvreté et la marginalisation. A la fin de la journée, ce sont des centaines de photos que Giacomo emporte dans son ordinateur et examine une à une pour une première sélection. Un club photo dans chaque centre d'enfance Les deux derniers jours, l'effervescence atteint son paroxysme, l'impatience et l'intrépidité remplacent la timidité et l'hésitation du premier jour. Un à un, les apprentis photographes défilent devant le maître pour choisir les photos qui vont participer à la sélection de la meilleure photo, le meilleur «patterns», la photo la plus triste et la photo la plus amusante. On élira également par vote secret le meilleur photographe, la meilleure équipe et, pour l'anecdote, le meilleur touriste pour désigner celui qui aura été le moins bon. Le jour J, tous les enfants en sortent gagnants puisque chacun des trois centres de l'enfance participant à l'atelier a reçu un ordinateur et sept appareils photo, soit un appareil par enfant. La consigne étant de créer un club photo dans chaque centre et de transmettre aux autres enfants les connaissances techniques acquises au cours de cet atelier, afin que chacun d'eux puisse exercer son droit à l'expression par la photo. Et, peut-être qu'un des enfants du Kef ou de Kasserine suivra les traces de Giacomo Pirozzi, autodidacte passionné de photo, comme Ramy, un de ses élèves palestiniens, ou Christina, de l'Ouzbékistan. Du côté de l'Unicef, les photos des enfants de Kasserine et du Kef (le premier atelier) serviront à la confection d'une brochure, une sorte d'album photo commentée, d'un calendrier et de cartes postales ainsi qu'au montage d'une exposition itinérante.