Avant d'atteindre la rue, la dissidence à Ben Ali a commencé sur la Toile. Dans l'anonymat d'abord, des internautes pas comme les autres ont combattu la censure, démasqué la torture et la corruption. Certains ont dû faire ou ont fait le choix de sortir de l'ombre et révéler leur identité, d'autres ont eu à attendre l'immunité du 14 janvier 2011. Venus d'horizons divers, ils se sont alliés dans un seul but, faire partir Ben Ali, avant de suivre des chemins différents. Amira Yahyaoui et Wissem Tlili incarnent cette génération qui a évolué avec la révolution. Ils incarnent surtout le combat intelligent. Virtuel rime souvent avec imaginaire, un espace de liberté où l'on peut évoquer la réalité sans la nommer. Quand on est blogueur, de surcroît sous la dictature, l'usage d'un pseudo est monnaie courante. On trouve ainsi de tout dans notre blogosphère. Wissem Tlili s'est proclamé «gouverneur de Normalland» (normalland.blogspot.com). Derrière la coque dystopique de cette appellation, des critiques envers une société résignée devant un dirigeant et un système dont le ridicule peut tuer. Que ce soit en dialecte tunisien, en arabe ou en français, ses postes tournent en dérision ce qui se passe à Normalland, comme pour dire, entre les lignes, que ce qui se passe en Tunisie est surréaliste. Plumes engagées de TUNeZINE Quand il lance son blog en 2006, il est déjà passé par un diplôme en informatique, un master en lettres à Paris, l'école de cinéma, la Femis, et connaît les prémices d'une carrière de réalisateur. Un an auparavant, la cyberdissidence tunisienne est secouée par la disparition de Zouhaïr Yahyaoui, fondateur en 2001 de TUNeZINE (tunezine.com), site web qui parle de la Tunisie de Ben Ali sur le ton de la satire. Parmi les collaborateurs anonymes de cette plateforme pionnière de la liberté d'expression sur le Net, sa jeune cousine, Amira Yahyaoui, également fille du juge Mokhtar Yahyaoui, révoqué la même année parce qu'il a tenu tête au pouvoir. Mais ce bout de femme aux apparences frêles va montrer qu'elle n'est pas uniquement, «fille de» et «cousine de». Comme toutes les plumes de TUNeZINE, elle dévoile son identité lorsque Zouhaïr Yahyaoui est arrêté en 2002. Contrainte de poursuivre ses études supérieures en France, c'est depuis Paris que son activisme va commencer à se concrétiser sur le terrain. Amira Yahyaoui se dirige vers l'associatif et l'humanitaire avant d'être parmi ceux qui ont lancé, en 2010, l'action contre «Ammar 404», une action qui a sorti de l'ombre le combat contre la censure en Tunisie. Le choix de la fiction De même, Wissem Tlili va trouver à Paris un terrain favorable à son évolution. Il y rencontre l'actuel président de la République Moncef Marzouki, dont il respecte le parcours de militant des droits de l'Homme, et Imed Daïmi, qui deviendra son directeur de cabinet. Il leur propose de publier des vidéos de Marzouki sur internet. Cela augmente sa popularité avant le 14 janvier 2011. Pendant les deux dernières semaines de décembre 2010, Wissem Tlili déserte son blog — et il n'est pas le seul — pour devenir reporter depuis sa ville natale, Djerba, et diffuser le contenu sur Facebook, dans le cadre de cellules de blogueurs qui se réunissaient sur Skype. Après le 14 janvier 2011, il intègre le Congrès Pour la République (CPR), le parti de Marzouki, pensant qu'il pouvait ainsi faire valoir sa voix. Dans l'espoir de ramener la révolution culturelle au palais, il accepte le poste de conseiller chargé de la culture. Très vite, ses rêves de rupture et de changement radical se heurtent à une réalité où la classe politique privilégie le consensus. Il démissionne alors en septembre 2012, tout de même après avoir réussi à mettre en place quelques projets, dont la réouverture du théâtre du palais. Pour lui, la priorité est dans la culture, l'éducation et la santé. Quant aux médias — domaine auquel il s'est intéressé de 2007 à 2011 en lançant le blog «Boudourou» (boudourou.blogspot.com), où il dénonce au quotidien l'aspect «mauve» des journaux tunisiens —, il pense que la boulimie de parole de l'après— 14 janvier 2011 finira par s'autoréguler. Aujourd'hui, il se penche sur l'écriture de scénarios, produit des émissions pour la radio culturelle et collabore avec le site web de journalisme citoyen machhad.com. Avec d'autres blogueurs, il observe la scène politique et discute du type d'action à entreprendre pour être le plus efficace possible. La voie associative Un combat politique plus pointu est aussi ce qu'a essayé et essaye encore de faire Amira Yahyaoui. Celle dont la photo a fait la une des journaux, en larmes brandissant son doigt bleu le jour des élections de l'Assemblée constituante du 23 octobre 2011, a été en tête de la liste indépendante «Sawt Mostakel» (France-Nord). La liste n'a rien obtenu mais ce n'est pas le plus important pour elle. Amira Yahyaoui a choisi de s'engager pour la promotion de la démocratie en Tunisie, et plus particulièrement pour la transparence et une meilleure diffusion de l'information politique auprès du citoyen. En 2012, elle a créé l'association Al Bawsala (albawsala.com) s'adressant au «citoyen qui cherche à s'informer sur l'actualité politique, aux élus à la recherche de ‘‘bonnes pratiques'' et aux associations qui souhaitent devenir actives et veiller aux droits des citoyens». «L'activité d'Al Bawsala tourne autour de trois axes : la veille sur le travail législatif et exécutif, la promotion de la transparence et de la culture du ‘‘devoir de rendre compte'', la défense des droits fondamentaux et des libertés individuelles et l'aide au développement des initiatives citoyennes». Dans le cadre de cette association est né le projet «Marsad», un observatoire en ligne de tout ce qui concerne l'Assemblée constituante, ses membres, son activité et surtout l'état d'avancement de la constitution. Plus de 170 documents sont disponibles sur le site Marsad.tn, avec une traduction de l'arabe au français et une revue de presse quotidienne des articles relatifs aux travaux de l'ANC. Amira Yahyaoui œuvre ainsi, aujourd'hui, pour la Tunisie de demain et ce n'est pas pour rien qu'elle a obtenu en juin 2012 le «Global Leadership Award» à Washington, prix récompensant les femmes leaders dans le monde.