Le mariage coutumier connaît un certain succès depuis deux ans. Camouflé dans la double vie d'une certaine bourgeoisie polygame, le phénomène n'est pourtant pas récent (voir notre édition d'hier : «Fausses noces»). Inédit toutefois : le «zawaj orfi» dans la communauté estudiantine salafiste. Dans la plupart des cas, ce mariage est monogame. Il est avec la visibilité acquise par les salafistes après la révolution. Dans les débats publics, cette pratique reste toutefois surestimée et drapée de sensationnalisme, à défaut d'être scientifiquement recensée. Le phénomène du «zawaj orfi» parmi les étudiants salafistes, mariage monogame dans la plupart des cas, est né, lui, après la révolution. Toutefois, il reste dans les débats publics surestimé et drapé de sensationnalisme à défaut d'être scientifiquement recensé. En cette pluvieuse journée du mois de décembre, la faculté des Lettres de La Manouba arbore une ambiance studieuse. Sur les 8.000 étudiants de l'université, une dizaine de filles seulement portent le nikab. Trois seulement d'entre elles ne se dérobent pas à nos questions. Elles se disent révoltées par l'image de fief de mariage «orfi» que semblent donner de leur université les médias. Narjess rectifie une donnée: «On n'a pas su distinguer, j'en suis sûre, entre le mariage charaï pratiqué dans notre communauté et le zawaj orfi. Le mariage charai permet à la fiancée de se dévoiler devant son futur époux pour apprendre à se connaître mais n'autorise pas les relations sexuelles avant l'union officielle. Bien que certains garçons en profitent...». A l'Institut supérieur de théologie de Tunis, les professeurs savent qu'au moins trois cas de «zawaj orfi» ont été conclus dans le cercle très fermé des étudiants salafistes. Une altercation a même éclaté entre la mère d'une étudiante mariée selon la méthode «orfi» et le directeur, au début de l'année universitaire, suite à l'avortement qu'a dû subir sa fille. Encore sous le choc, la dame a longtemps crié sa colère et son indignation, face à un directeur démuni... «On nous demande depuis de faire de la prévention et d'alerter les étudiants contre les méfaits du mariage coutumier. Est-ce notre mission ?», s'interroge le Professeur Iqbal Gharbi, anthropologue des religions. Elle soutient : «Depuis deux ans, la Tunisie connaît un Mai 68 salafiste. Jouir sans entraves», réclament les jeunes. «Ce n'est même pas une sexualité de bancs publics, celle que nous avons expérimentée, étudiants, dans les années 80 et 90. Mais une sexualité complète, intégrale», ajoute le sociologue et chercheur Imed Melliti. Ça n'arrive pas qu'aux hommes... Etudiante à la faculté de Médecine dentaire de Monastir, Khaoula, âgée aujourd'hui de 25 ans, a choisi de mettre le nikab au lendemain de la révolution. Trois mois après, elle se fiance avec un «frère» salafiste, qu'elle a connu sur les bancs de la fac. Ils optent, encouragés par les «frères» et «sœurs», pour le mariage «orfi». Khaoula ne consulte pas sa famille originaire d'Alger mais adresse à Dieu une prière de consultation (salat istikhara). Mariée depuis plus d'un an, elle affirme : «Non, contrairement au zawaj orfi, le contrat officiel n'a aucune valeur religieuse !». Le succès du mariage coutumier dans la communauté salafiste, qui dépasse les murs des universités pour investir les quartiers populaires et même au-delà, s'explique par sa simplicité, sa rapidité, sa gratuité et son économie en rituels et cérémonies. Deux témoins et une Fatiha permettent au couple de «consommer» sans modération ! Des atouts de taille lorsqu'on connaît les frustrations sexuelles d'une jeune génération, suite au recul de l'âge du mariage (29 ans pour les filles et 34 ans pour les garçons) et à un horizon bouché par le chômage et la crise économique. Mais, comme pour Khaoula, beaucoup de salafistes «qui se positionnent contre le système de l'Etat», selon S.E Jourchi, l'acte de nouer un mariage «orfi» reflète aussi une réaction, politique et idéologique, de rejet des lois positives en général et du CSP en particulier. Le jihadiste Abou Yadh, chef des Ansar Charia, qui vit aujourd'hui dans la clandestinité, n'a jamais cessé de répéter dans ses prêches à quel point le Code était le « kofr » (l'apostasie) incarné. Le mariage coutumier a élargi encore plus la discorde entre oulémas se référant à l'école malékite locale et ceux mus par les préceptes du wahhabisme saoudien. Pour le Cheikh Férid El Béji, malékite et zeitounien, ce type de mariage est «batel», nul : «Il lui manque un des fondements du mariage en Islam, à savoir la publicité (ichhar).Rappelons-nous du Hadith du prophète: “Ce qui distingue l'union licite de l'union illicite, c'est le tambour et les chants". Ne nous fions pas au phénomène salafiste, il est porteur de divisions et de déviance !». Souad n'a pas oublié le jour où son mari polygame a entraîné son fils de 11 ans à la mosquée de la Cité El Ghazala où l'imam, salafiste notoire, s'est chargé de le convaincre que «le Code du statut personnel, héritage de Bourguiba, le traître, le renégat, était l'œuvre de l'Occident». Le temps d'un éclair, la dame humiliée a eu une idée : et si elle se mariait «orfi», elle aussi, avec un... autre homme. Elle y renonça très vite. Qui pourrait la comprendre ? Souad ne le sait peut-être pas, mais en Egypte une épouse a osé l'expérience... Unions et châtiments En Tunisie, les deux époux mariés sous «orfi» sont sanctionnés de trois mois de prison ferme. «En cas de poursuite du mariage suite au jugement de nullité, la peine sera doublée», stipule l'article 36 de la loi du 1er août 1957. La bigamie et la polygamie sont condamnées par les tribunaux locaux dès le lendemain de l'Indépendance. «La polygamie est interdite. Quiconque, étant engagé dans les liens du mariage, en aura contracté un autre sera passible d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 240.000 francs ou de l'une de ces peines seulement...», avertit l'article 18 du Code du statut personnel. Les enfants nés d'un mariage coutumier ont droit, selon la loi du 28 octobre 1998, au nom du père et à une pension alimentaire jusqu'à l'âge de la majorité. Ils sont privés toutefois de tout droit à l'héritage. O.B. Glossaire Malékisme : école théologique, juridique et morale issue de l'enseignement de l'imam Malek Ibn Anas (711- 795). Le malékisme, connu par son orthodoxie et son rigorisme, domine au Maghreb et en Afrique noire. Il est la référence essentielle de l'école zeitounienne tunisienne. Wahhabisme : Le wahhabisme est décrété doctrine religieuse officielle de l'Arabie Saoudite dès 1901. Le Royaume défendra dès lors les préceptes de Mohamed Ibn Abdelwahab (1703-1792), fondés sur l'unicité de Dieu, le rejet des innovations et le refus des intercessions.