Le voyage, l'étude et l'écriture, trinité enchantée, habitent le versant ensoleillé de l'histoire de l'écrivaine suisse Yvonne Bercher. Voilà plus de dix ans qu'à petits pas, elle arpente avec entêtement et délice l'Orient, cet univers qui élargit son monde intérieur, ses rêves et sa réflexion. Elle relate dans la deuxième partie de ces feuilles quelques épisodes de son dernier récit consacré à l'Inde, berceau des Mille et une Nuits et contrée d'origine du Zéro, qui semblait appartenir à une autre planète. Alors que nous avions projeté de parcourir le Rajasthan en train, l'absence de place dans ces convois délicieusement démodés, pris d'assaut par des cohortes de vacanciers locaux, nous jeta sur la route, et quelle route ! Une interminable immersion dans un trafic compact, parfois au pas, fut nécessaire pour laborieusement nous extraire de Delhi. En quittant cette fascinante mégalopole, nous aperçûmes brièvement et de loin quelques bidonvilles entassés sur un tout petit périmètre, microcosmes de survie aux bleus irrésistibles et éclatants. L'extérieur de la cité n'était que peu arborisé. Leste et attentif, notre chauffeur Yukta se faufilait comme un voleur dans le flot composite et bigarré de la circulation, superposition anarchique des époques, magma de tous les possibles dont l'hétérogénéité constitue la principale source de danger. L'absence de prescriptions rigides et respectées, qui assigneraient à chacun une place déterminée, oblige en permanence l'usager à signaler sa présence et à prévoir les trajectoires les plus improbables de ses voisins. Une inscription à l'arrière des camions invite même à klaxonner! Dans ce chaos où tout se passe avec une souplesse faite de subtilité et de témérité, au millimètre et à la seconde près, il ne saute pas aux yeux que l'on roule à gauche (les Anglais n'ont pas laissé que le cricket), tant l'essentiel du trafic s'opère sur le milieu de la chaussée, portion la plus convoitée de la route. Même en ville, tout un bestiaire, plus ou moins anesthésié par la chaleur et la disette, encombre en permanence la voie circulante. D'inévitables vaches sacrées étiques, label du pays, des chèvres isolées ou en troupeaux, des moutons, des chiens errants de la tonalité du désert, des ânes, des dromadaires à la démarche chaloupée, voilà pour le règne animal. À ces acteurs pittoresques se mêlent, à nettement plus vive allure, des camions parfois monumentaux ornés de peintures très colorées, hymne à la joie, fruit d'un travail imaginatif et méticuleux. Il faudrait être à l'arrêt pour contempler ces œuvres d'art pétaradantes qui distillent des volutes de fumée charbonneuse, leurs pompons noirs de suie sur les côtés, comme des embryons d'ailes, talismans porteurs d'une chance qui se conquiert et se mérite ! Certains de ces véhicules transportent un chargement qui défie les lois de la physique. On dirait des tours ambulantes, parfois dangereusement penchées, à moins qu'elles ne se déploient en largeur. Sur leurs flancs, des ballots aux formes arrondies, peut-être du fourrage, pendent à l'occasion jusqu'au sol, leur donnant une dégaine de baudet. S'ajoutent tracteurs vétustes et surdimensionnés, bus archaïques brinquebalants, voitures de plusieurs générations, et les fameuses touques touques, ces petites motos-camions qui toussent dans toute l'Asie, dans un vacarme ininterrompu de klaxons. Nous allions couvrir plus de 1.500 kilomètres, sur des voies où se frayer son chemin demande flexibilité, imagination, audace et une habileté d'escrimeur. On sentait dans ce flux la diversité mouvante d'un pays immense et la pulsation de la vie indienne. Interminables, nos déplacements ne recelaient de loin pas que des instants de grâce. Juste après avoir pris livraison avec fierté de notre voiture flambant neuve, jovial, notre conducteur nous annonça qu'il avait eu le temps d'installer un autoradio. Certains touristes supportaient paraît-il mal le silence, et nous allions donc en faire les frais. C'était du moins l'excuse qu'on nous servit pour justifier cet envahissement sonore qui éreinterait les heures et aurait finalement raison de notre tact. En réalité, c'étaient ses propres besoins que Yukta exprimait. Poussé sur les routes par le dénuement, il avait abouti dans cet immense pays qu'il n'appréciait pas outre mesure et dont il fustigeait volontiers la dégénérescence et la corruption. Nostalgique de ses crêtes natales, pour tenir le coup, il avait fait provision de musiques népalaises de noces qu'il nous déversait dans les oreilles. Le silence permet de penser. Me trouver brusquement assiégée, amputée de cette ultime liberté, alors que la voiture représente déjà une cage où l'on est épinglé comme un papillon, augmentait mon sentiment d'oppression. Une irascibilité, qui frisait l'explosion, me faisait bouillir les entrailles. Statufié par la crispation, mon fils Adrien partageait amplement mon agacement. Heureusement, nous pouvions nous débonder de notre trop-plein d'exaspération dans notre langue, hermétique à notre tortionnaire. Si nous n'avisions pas rapidement, pendant des heures, nous allions être gratifiés de ces refrains tournants dans l'infini du temps, dans lesquels des voix nasillardes et suraiguës vous vrillent le cerveau comme un vilebrequin. Sur un arrière-fond de trompettes, d'instruments à cordes, à la sonorité de ressorts, et de sortes de cornemuses, véritables fraises de dentistes qui érodaient lentement mais sûrement notre savoir-vivre. Acculés dans un tout petit espace résolument clos, nous étions de moins en moins portés à la tempérance. Prétextant un mal de tête, je demandai dans un premier temps de baisser le volume, pour ensuite grignoter peu à peu, de manière la moins insultante possible, cette invasion tonitruante. Nous nous trouvions en plein choc des cultures. Il fallait donc transiger délicatement, on espérait avec humour, ce qui finit très naturellement par se faire. A la fin du séjour, avec Yukta, nous négociions dans la bonne humeur et sans façon les moments de répit et les moments de tourment. Proposer d'autres musiques aurait peut-être pu constituer une alternative, mais, peu familiarisés avec la production de l'endroit, nous craignions de tomber de Charybde en Scylla.