Par Abdelhamid Gmati Le chef du gouvernement a maintenu sa décision de former un gouvernement de personnalités compétentes, indépendantes des partis. Il compte procéder à un remaniement, ce que la loi lui permet sans qu'il ait à aller devant l'ANC pour plébisciter sa nouvelle formation gouvernementale. M. Hamadi Jebali explique sa décision par son souci de servir les intérêts du pays et d'éviter les tensions. C'est tout à son honneur. Et il en appelle aux autres partis pour «ne pas faire obstacle au nouveau gouvernement et à se débarrasser des considérations partisanes». Son appel sera-t-il entendu, particulièrement par son propre parti et les deux autres membres de la Troïka? C'est que si, sur le plan légal, il peut agir seul, sur le plan politique, il doit rechercher le consensus, l'adhésion de tous, pour que la nouvelle formation puisse «réaliser les objectifs de la révolution et aller aux élections dans les meilleurs délais». En admettant que son parti et les autres entendent raison et placent l'intérêt national au-dessus de toute autre considération, que pourra faire ce gouvernement ? Les objectifs fixés dépendent essentiellement de l'ANC, dominée, comme on le sait, par Ennahdha et ses partenaires. Les revendications de la révolution et les élections ne peuvent se réaliser que par l'adoption d'une nouvelle Constitution, ainsi que par les textes y afférents. Que veulent les Tunisiens ? On citera ici la déclaration de Mme Basma Belaïd, veuve du regretté martyr Chokri Belaïd, lors des obsèques grandioses de son époux : «Ma tristesse s'est arrêtée quand j'ai vu ces milliers (1,4 million) de personnes dans les rues. A ce moment-là, j'ai su que le pays était en bonne voie et que des hommes et des femmes défendaient la démocratie, la liberté et la vie». Or les textes proposés jusqu'ici à l'Assemblée font craindre que les libertés exigées par les révolutionnaires soient menacées. Mais il est une autre exigence, plus urgente et décuplée justement par l'assassinat de cet éminent homme politique : faire face à la violence qui s'est propagée dans le pays et qui a fait tant de victimes. Le jour même des obsèques de feu Chokri Belaïd, la violence verbale et physique a continué avec virulence. M. Rached Ghannouchi, chef du mouvement Ennahdha, a affirmé que «notre discours doit être pacifique et qu'on cesse de nous monter les uns contre les autres, et que le sang qui a coulé injustement fleurisse pour l'union nationale ». Il n'a pu s'empêcher d'ajouter : «Certains complotent contre la révolution, contre l'union des Tunisiens, mais que cette agression qui a ciblé la Tunisie nous serve d'avertissement et de rappel que nous, Tunisiens, sommes tous de la même race, de la même religion, de la même langue et qu'il faut vaincre les ennemis de notre révolution pacifique». Son gendre, l'inénarrable Rafik Abdessalem, a estimé que «Rached Ghannouchi appelle à la tolérance et à la violence». Et il n'est pas le seul à interpréter à sa façon. Des adhérents d'Ennahdha et des membres des ligues de protection de la révolution se sont rassemblés devant le siège du mouvement et ont scandé des slogans «pacifiques», appelant au jihad, après qu'une responsable les a appelés à «revenir à la rue pour protéger leur parti». Le nahdhaoui Lotfi Zitoun a, lui, déclaré que si «la légitimité du gouvernement se trouve menacée, les derniers mots seront donnés à la rue». Un responsable de la LPR du Kram, Imed Deghij, a menacé ceux qui demandent la chute du gouvernement. Des manifestants devant le siège de l'ANC ont scandé des slogans hostiles à Nida Tounès et aux ex-RCD et ont appelé les élus à privilégier la loi d'exclusion. L'ineffable Abderraouf Ayadi s'en est pris à M. Caïd Essebsi tandis que la CPRiste Saloua Abbou l'a accusé d'être derrière l'assassinat de Chokri Belaïd. La famille du défunt a reçu des messages menaçant de profaner la tombe du martyr. Mais il n'y a pas eu que des menaces verbales, les agressions ont été aussi physiques. L'opposant M. Néjib Chebbi a été agressé à sa sortie du cimetière par des individus qui l'ont traité de mécréant et ont lancé des pierres. Il n'a dû son salut qu'à l'intervention de sa garde personnelle. Durant cette journée de deuil du vendredi 8 février, des supposés casseurs ont usé de violence extrême aux alentours du cimetière et au centre-ville, brisant des voitures et s'en prenant aux personnes et aux commerces pourtant fermés. Ils étaient organisés et armés de bâtons et de couteaux, ce qui est significatif de leur appartenance et de leurs intentions. De son côté, le mouvement Ennahdha a organisé, hier, une manifestation comme pour dire qu'elle a aussi des adhérents. C'est son droit. Mais les slogans et les discours n'étaient pas particulièrement pacifiques. Et, comme par hasard, il n'y a eu aucun débordement, aucune agression, aucune casse, aucune matraque, aucune arrestation. Les «casseurs» sont restés chez eux. Bizarre? Ont-ils peur des barbus, proches des islamistes ? Pourquoi? Ils auraient dû, comme le dit le ministère de l'Intérieur, profiter de ces mouvements de foule pour voler, brûler, casser, détruire, agresser ? Simple: ils étaient là parmi les manifestants. Une autre preuve que les «débordements » lors de toute manifestation des démocrates ne sont dus qu'aux milices aux ordres. Il aurait été de bon ton que, dans son intervention, le chef du gouvernement aborde ce sujet, pour tranquilliser les Tunisiens et accréditer le bien-fondé de ses intentions. Il aurait même pu exprimer son intention de dissoudre ces ligues autoproclamées de protection de la révolution. En tout cas, ce serait là la première tâche de sa nouvelle formation gouvernementale. Interdire les milices et combattre la violence.