Habib Kheder : il faut préciser que l'Islam est la religion d'Etat Selma Baccar : le mariage n'est pas l'unique représentation de la famille Samir Ettaïeb : si les droits humains sont soumis aux réserves des spécificités, ils ne sont plus universels Depuis ce jeudi 21 mars, l'ANC a accéléré le rythme de rédaction de la Constitution. Toutes les propositions émanant de la société civile lors du dialogue national, ainsi que des constituants lors des débats, sont en cours d'étude et de tri par les commissions constitutionnelles. Le souci est d'être en phase avec l'échéancier adopté. L'autre souci est de résorber les divisions, autant que faire se peut, qui séparent les constituants, et, autant le dire clairement, divisent la société. Mais l'objectif est-il d'adopter une Constitution, au plus vite et coûte que coûte, ou bien d'élaborer une Constitution démocratique ? Les choses s'accélèrent du côté de l'ANC ,mais quelle direction prend la future Constitution? Un calendrier, adopté le 15 mars, trace les grandes lignes de la période à venir qui sont, pour rappel, le 27 avril 2013 date butoir pour la finalisation du projet de la Constitution, le 8 juillet 2013 dernier délai pour la première lecture de la Constitution, et entre le 15 octobre et le 15 décembre l'organisation des élections. Ce semblant de consensus calendaire, adopté à seulement 80 voix sur 114, ne cache en rien la disparité conceptuelle des deux bords de l'Assemblée. Séparés par deux représentations politiques, sociales et humaines qui s'opposent sur tout, ou presque. Et comme aucun groupe n'entend céder, le blocage menace à chaque détour d'une phrase, parfois d'un mot. Une sage décision a été prise, stipulant le report du traitement des points litigieux comme l'universalité des droits humains, le caractère civil de l'Etat ou encore les libertés individuelles pour essayer d'avancer malgré tout dans la rédaction du reste. Mais l'on se demande, naïvement, de quelle manière ces questions non tranchées dans l'intimité des commissions pourraient-elles l'être dans les plénières en live, places de choix du m'as-tu vu et de la surenchère ? L'article premier, objet de convoitises Des complications nombreuses et structurelles traversent la Constitution de bout en bout, et commencent d'emblée dès le premier article, que l'on pensait consensuel. Celui-là même édictant que : «La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain: sa religion est l'Islam, sa langue l'arabe et son régime la République»; cet article, eh bien, on le croyait figé, réglé. Certes, personne n'entend le changer, mais les interprétations de son contenu divergent. Ainsi, l'article 148 stipule que l'article premier est non sujet aux amendements, compte tenu du fait «...que l'Islam est la religion de l'Etat». Ce que ne dit pas l'article premier. Cette formule ajoutée représente, mine de rien, une interprétation de l'article premier et se place au dessus de toute autre lecture, de facto. Le danger de cet article 148, selon certains députés de l'opposition, est d'imposer indirectement que l'Islam est la religion de l'Etat. Ce qui a pour effet direct, insistent-ils unanimement, de mettre en cause le caractère civil de l'Etat tunisien, puisque l'Etat n'est pas une personne physique et ne peut avoir de religion. Pire encore, certains d'entre eux parlent de duplicité : la majorité fait mine d'accepter la formulation de l'article 1, pour en fournir une interprétation restrictive et non consensuelle un peu plus loin. Les divergences affectent également le régime politique. Le dosage entre le parlementaire et le présidentiel, regrette Samir Ettaïeb, pose un sérieux problème. Si on optait pour un régime parlementaire mixte, la balance va-t-elle peser davantage du côté des attributions présidentielles ou parlementaires ? Toute la question est là, estime-t-il. Divergences des concepts Les autres controverses qui reviennent sur le tapis, encore et toujours, sont le statut de l'opposition, le quota pour les Tunisiens de confession juive, la criminalisation de la normalisation avec Israël, les droits des femmes, l'égalité totale entre les sexes, l'universalité des droits humains, les libertés, la référence à la Déclaration universelle des droits de l'Homme. Même si les députés d'Ennahdha semblent avoir cédé, ils apportent une limite, relève encore Samir Ettaïeb : on ferait ainsi référence aux droits universels, dans le cas où ceux-ci ne s'opposent pas aux préceptes de l'Islam. Mais, si les droits humains sont soumis aux réserves des spécificités, ils ne sont plus universels, prévient-il. Le problème se situe, reconnaît Selma Baccar, au niveau de la précision des concepts. Les enjeux à ce niveau sont importants : la liberté d'expression, de croyance, l'égalité totale entre l'homme et la femme, la famille. Nous ne concevons pas la cellule familiale de la même manière, relève la députée d'El Massar. «Le concept de la famille ne passe pas uniquement à travers le mariage. La cellule familiale peut être représentée par d'autres types de rassemblements, tels ceux des filles-mères, des femmes divorcées, des veuves et leurs enfants. Ce sont toutes des cellules familiales. Mais si on ne conçoit la famille qu'à travers le prisme du mariage, ceci va générer un cadre limitatif et moralisateur pour les différentes autres représentations qui échappent au cadre du mariage». Nous ne lâchons rien, conclut-elle, ils sont obstinés, mais nous aussi. L'article 148, objet de controverse On espère beaucoup de ces dix jours de travail, malgré quelques retards du fait que la commission de tri de l'Isie occupe un nombre non négligeable de constituants. Quoi qu'il en soit, ces journées de travail des commissions essaieront d'aplanir les difficultés et de rapprocher les visions. C'est ce que confirme Habib Khedher à La Presse. Nous lui avons, de ce fait, énuméré les difficultés qui nous paraissaient insurmontables, dont l'article 148 et la menace qu'il représente pour le caractère civil de l'Etat. Le rapporteur général répond par la négative, du fait que l'Etat civil n'est pas selon lui, sujet à controverse, «étant mentionné dans plusieurs parties du projet», et même l'article 148 précise le caractère civil de l'Etat et interdit tout amendement à l'article Premier, selon lui. Quant à la précision du fait que l'Islam est la religion de l'Etat, l'élu Nahdhaoui affirme que c'est une question de principe, puisque la précision est requise dans la rédaction : «Pourquoi cherche-t-on inlassablement la précision des termes et des formulations dans tous les autres articles de la Constitution, pour les soustraire aux interprétations ambiguës, et on tient à maintenir l'ambiguïté de l'article Premier et à la pérenniser», s'interroge-t-il ? Quand on revient aux travaux préliminaires de l'ANC, l'évocation de l'Islam religion de l'Etat est explicite, estime-t-il. Or, cette vision est très loin de faire l'unanimité, et pas seulement dans les rangs de l'opposition, mais aussi au sein de la société civile et chez la plupart des experts en droit. Le rapporteur général revient également sur les autres questions litigieuses, tels que l'universalité des droits humains. Il affirme qu'elle doit être intégrée, «mais dans le respect des spécificités culturelles du pays et de l'identité arabo-musulmane» — évoquée ultérieurement dans la Constitution-, et ceci conformément aux déclarations du collectif du 18 octobre, a-t-il ajouté : «Nous n'avons jamais changé de position depuis». Sur la famille, M. Khedher persiste et signe que la famille ne se construit que sur la base du mariage, et que «les relations illégales ne fondent pas de familles». Ceci est une constante, selon lui, de la loi et il ne faut point saper les fondamentaux de la société tunisienne. Pour ce qui est des autres volets tels que les libertés, le Conseil supérieur de l'islam, ainsi que le régime politique, ils sont en cours de discussion, a-t-on appris. Ainsi, les uns et les autres se disent confiants, se veulent rassurants. Mais objectivement, et comme nous venons de le voir, les chantiers ouverts sont nombreux et décisifs. Des menaces réelles pèsent sur les fondamentaux de la spécificité tunisienne, et sur cette démocratie naissante qu'est la deuxième République tunisienne. Selon un texte massivement relayé sur les réseaux sociaux, écrit par Ali Mezghani, juriste et professeur à La Sorbonne : «Un pays n'a pas de Constitution démocratique si l'égalité n'est pas reconnue entre les Musulmans et les non musulmans, si les discriminations pour disparité de culte dans l'acquisition et l'exercice de certains droits ne sont pas bannies. La Tunisie n'aura pas de Constitution démocratique si, par des astuces et artifices de rédaction, la voie s'ouvre pour remettre en cause le CSP et les avancées qu'il renferme. Car, le CSP est la Constitution civile des Tunisiens». Nous ajouterons que l'article Premier est ambigu, certes, mais que c'est une ambiguïté voulue et assumée. Elle fait consensus. De plus, un Etat civil peut-il avoir une religion ? L'article 148 qui pourvoit l'Etat d'une religion ouvre la voie à toutes les interprétations. La première étant que, puisque l'Islam est la religion de l'Etat, l'application de la chariaâ est requise. Ce serait tout juste, donc, une question de temps. Bref, la Constitution démocratique que nous promettait le 14 janvier 2011 ne pointe pas encore le bout de son nez.