Par Rafik DARRAGI Rachid El-Daïf est un écrivain libanais, né en 1945, auteur de plusieurs œuvres traduites en français dont Passage au crépuscule, 1992, Cher Monsieur Kawabata, 1998, Learning English, 2002, Qu'elle aille au diable, Meryl Streep ! (2004) et Fais voir tes jambes, Leïla‑! (2006), tous parus chez Actes Sud. Dans les années quatre-vingt, il abandonna l'enseignement de la littérature arabe pour se consacrer à l'écriture. Avec ce nouveau livre, Rachid El-Daïf amorce un nouveau virage. Abandonnant l'autofiction, il se tourne vers le roman historique. Puisant son inspiration dans divers grands classiques arabes dont Kitâb Al-Aghâni du fameux Abû Al-Faraj Al-Isfahani, il nous fait entrevoir toute la richesse d'une période, la plus faste de la poésie arabe, qui va du VIe au Xe siècle. «Avertissement Ma'bad Ibn Rabâh, le chanteur dont il est question dans ce roman, n'est pas la même personne que Ma'bad Ibn Wahb, Abû ‘Abbâd, l'affranchi de la tribu des Banî Makhzûm (ou l'affranchi des Banî Qatan), le génie de la chanson arabe à l'époque omeyyade, celui dont le calife Al-Walîd Ibn Yazîd s'était personnellement occupé après sa mort, le sortant lui-même de sa demeure pour l'emmener jusqu'à sa tombe. Toute ressemblance entre Ma'bad Ibn Rabâh et Ma'bad Ibn Wahb serait donc fortuite.» p.10 Comme s'il redoutait à l'avance les diatribes des historiens purs et durs, obnubilés par la ce “vérité historique”, c'est par cet avertissement que Rachid El-Daïf a commencé son roman. Le lecteur est prévenu‑: nulle intention chez lui donc de faire revivre un personnage historique. Le lecteur ne doit pas, par conséquent, s'attendre à trouver dans ce roman historique un respect scrupuleux pour les faits. Certes, les points de repère, les dates précises, les noms d'hommes de lettres célèbres foisonnent (Abû Nawâs, Al-Akhtal, Al-Farasdaq, Al Jahîz, Al-Moutanabbî, etc.) D'ailleurs, pour bien le souligner, les noms de tous les personnages ayant bel et bien existé sont suivis dans le texte d'un astérisque et bénéficient d'une présentation succincte en fin de volume. Mais comme l'auteur, s'appuyant sur une vaste culture, narre le parcours atypique d'un chanteur au Xe siècle, l'entreprise relève de l'exploit. En effet, à cause des nombreuses digressions et anecdotes insérées dans la trame du livre, ces énoncés référentiels finissent souvent par s'estomper au fil de la narration. Bref, comme tout bon roman historique, ce travail contient sa part d'imaginaire, ses apparitions et ses personnages fictifs ou idéalisés. Disons donc que Ma'bad Ibn Rabâh est un personnage purement imaginaire, né au Hedjaz, issu d'une mère blanche, d'origine iranienne. Son père, affranchi à la peau noire, fut pris un jour dans les rets du “démon de la poésie” et, à force de persévérance, parvint à racheter sa liberté et celle de sa famille en faisant l'éloge des grands de ce monde. Ma'bad, son fils, lui, n'aime que le chant. Sa carrière de chanteur commença une nuit, alors qu'il gardait les moutons en plein désert. Durant son sommeil, il entendit une “voix”, ou plutôt une chanson : «Alors il se réveilla et il répéta la chanson, exactement comme il l'avait entendue dans son sommeil. Cette chanson ne lui était pas apparue par une vision ou dans un songe, mais dans son sommeil. C'est pourquoi ce qu'il récita éveillé était exactement ce qu'il avait entendu dans son sommeil.» p.25 Convaincu que c'étaient de véritables chansons, “de superbes chansons envoûtantes”, qu'il entendait régulièrement chaque nuit, Ma'bad fit tout pour exploiter ce don miraculeux. N'hésitant pas à défier la volonté de son père, il entreprit un long périple, un voyage initiatique, jalonné de rencontres souvent déterminantes pour sa carrière de chanteur qui le mena du Hedjaz jusqu'à Bagdad, ville qui brillait alors de mille feux. Simple affranchi, Ma'bad Ibn Rabâh ne pouvait, à Bagdad, aspirer à une gloire immédiate, sans heurts ni souffrance, à une époque où les mœurs sociales ne possédaient point ce vernis policé susceptible d'en atténuer quelque peu la violence, où l'identité tribale, la survie du clan, la prééminence des liens du sang étaient constamment présentes, forgeant les destins. Chanteur adulé par les uns, honni par les autres, il connut une vie en dents de scie, au gré des alliances et des rivalités politiques . D'autre part, comme ce personnage n'est pas à la fois le narrateur et l'acteur, celui qui relate les faits et qui les commente, le lecteur peut néanmoins distinguer quelques lignes de force, en premier lieu, évidemment, celles qui soulignent l'importance de la musique et de la poésie à cette époque: «… Hâroûn Al-Rachid, peu avant sa mort, avait ordonné à Ibrâhîm Al-Mawsilî de choisir les trois plus belles chansons et de les consigner dans des registres en or, ainsi que les noms de leurs compositeurs et ceux de leurs interprètes.» (p.44) Précisons que le calife Hâroûn Al-Rachid avait une sœur, Ulaya Bint Al-Mahdi (777-825) poétesse et chanteuse de talent, tandis que Ibrahîm Al-Mawsilî (742-804) était chanteur et compositeur à la cour dès le règne d'Al Mahdi. Les informations et anecdotes de ce genre ne manquent pas dans ce roman : «Lorsque le chambellan annonça l'arrivée du calife, tous se levèrent et le saluèrent, le chambellan leur ordonna alors de chanter l'un après l'autre, selon le désir du calife. Lorsque vint le tour de Ma'bad, il se mit à chanter de toutes ses forces‑: “ Ce que tu es incapable d'exécuter, laisse-le Contente-toi seulement de ce que tu peux.“ …(Le calife) ordonna alors à Ma'bad de reprendre la mélodie plusieurs fois d'affilée. Al-Ma'mun était réputé pour sa pondération et sa maîtrise, pourtant il se leva et il se mit à danser sur un seul pied en dansant... » (p.261) Que toutes ces informations et anecdotes qui parsèment le roman soient vraies ou fausses, peu importe ! C'est au lecteur de les comprendre comme il l'entend. On a beau l'appeler la “folle du logis”, l'imagination est indispensable à la création poétique. Et c'est là tout l'art de Rachid El-Daïf : avec subtilité, et parfois dérision, grâce précisément à ces anecdotes et au poids de l'imaginaire, habilement, il souligne la prééminence, à cette époque, non pas du sens moral, mais du culte du plaisir dans les modalités du comportement humain. Du coup, la passivité apparente du personnage central, en proie à une imagination fertile et galopante, se transforme en une prise de conscience lucide et positive pour finalement s'apparenter à un réquisitoire féroce, mettant peu à peu à nu une réalité sociale effrayante‑: «Ma'bad Ibn Rabâh n'avait pas encore réalisé que la situation à Bagdad était à ce point catastrophique, il savait simplement qu'elle était sérieuse et que des différends opposaient le calife Al-Amîn et son frère Al-Ma'mûn, le gouverneur de Khorassan, en Perse, et que l'armée colossale qu'Al-Amîn avait envoyée en direction du Khorassan et dont tout un chacun parlait remettrait les choses à leur place en quelques semaines, voire en quelques jours. Il n'avait absolument jamais imaginé que la situation était à ce point sérieuse, que Bagdad était menacé de destruction totale, entraînant des dizaines de milliers de morts et encore bien plus de blessés… sans parler des épidémies et des famines qui s'ensuivraient.» (pp.83-84) Rachid El-Daïf a choisi, par fiction interposée, de véhiculer son message et de joindre, en tant que pédagogue, enseignement et divertissement. Ainsi, plus qu'un simple exercice mêlant d'une façon fantaisiste histoire et fiction, ce roman historique apparaît comme un puissant moyen d'expression, une caisse de résonance répercutant les préoccupations de son auteur. Un livre enrichissant, à lire et à relire Rachid El-Daïf, Le Musicien et le Calife de Bagdad, roman traduit de l'arabe (Liban) par Xavier Luffin, Actes Sud, 268 pages.