Deux mois nous séparent de Ramadan. Occupés par leurs enfants et leurs examens, les gens remettent à plus tard les préparatifs du mois sacré. Ils ont tout juillet pour faire leurs courses, dévaliser les rayons d'alimentation des supermarchés, s'acheter une nouvelle vaisselle et repeindre la maison s'il le faut. Mais les professionnels de l'audiovisuel, eux, n'ont pas le choix : ils doivent s'y mettre. Heureux qui décroche un contrat pour une pub ou une fiction. Car, pendant Ramadan, tout le monde déménage pour venir habiter dans sa télé. Avant même de débarrasser la table de la rupture du jeûne, un autre menu, aussi consistant et aussi calorique, défile sur le petit écran : des émissions de variété et des feuilletons pour nous divertir et un tunnel infini de spots publicitaires pour nous vendre des produits. Les programmeurs profitent de ce mois où notre cerveau est plus que jamais disponible pour nous transformer en victimes… consentantes. On dépense (en dehors de l'argent) un temps de cerveau fou pour savoir que la vie est belle avec…. Notre conscience prend le train pour suivre les déboires de Yahia Fakhrani et caresser dans le sens du poil la mégalomanie de Yosra. Mais pas avant de s'arrêter aux stations nationales pour «Qui veut gagner des millions ?» et avaler quelques fictions «al dente». Ces dernières, on les regarde quand même pour se mettre en colère et comparer. Qu'est-ce qu'on aime se mettre en colère contre notre fiction nationale ! Oh Ramadan, Ramadan! Pourquoi, quand on y pense, a-t-on cette sensation de trop plein? La soumission cathodique est pourtant douillette, comme pendant les mois ordinaires. On fixe l'écran pour oublier la journée subie, la tension, les soucis, le contrat social… On change de chaîne quand il y a la pub et on tombe sur une autre, mieux faite peut-être, et notre cerveau sue à grosses gouttes… Le prix à payer pour s'oublier est d'offrir une partie de son cerveau aux industriels, les «Hannibal cannibales» qui le mangent doucement et sûrement… «Mais il faut de l'argent pour vous divertir», diraient les diffuseurs. «Sans la pub, on ne peut ni produire ni acheter des programmes télé!». Divertir, là est la question. Le Petit Robert (*) dit que divertir, c'est détourner, éloigner. Soustraire à son profit. Détourner de ce qui occupe. Détourner d'une préoccupation dominante, essentielle, ou jugée telle… Le Petit Robert ajoute : Distraire : c'est séparer d'un ensemble. Détourner quelqu'un d'un projet sur lequel il s'applique. Il précise aussi que divertir, c'est faire passer agréablement le temps à quelqu'un, le distraire en l'amusant. Et qu'est-ce qui amuse dans une émission de téléréalité ? La souffrance des autres ne suffit pas ?! Il en faut encore le spectacle ?! Mon dieu quelle époque!! Le JT (journal télévisé) tente chaque soir de transcrire la marche du monde. Chaque chaîne, selon son point de vue et sa ligne éditoriale, scénarise ses informations. Mais l'essentiel est donné: chaque jour, quelque part, il y a une catastrophe, un drame…Chaque jour, un même pays ne finit pas d'enterrer ses martyrs… Le monde s'en-va-t-en guerre contre lui-même et nous zappons ! La réalité devient banale, peut-être parce qu'elle dépasse la fiction… Et notre cerveau n'en peut plus de tant d'oiseaux morts ! Pour gagner un peu d'espace dans votre cerveau, et pour sauver quelques neurones, que diriez-vous de déserter votre télévision pour une fois, pendant le prochain mois de Ramadan, de jeter votre télécommande aux ordures, de quitter votre fauteuil et de sortir vous dégourdir les jambes, voir des spectacles, par exemple, ou passer vos soirées à jouer au scrabble, à exprimer votre propre point de vue sur la marche du monde, à papoter entre vous, ou à raconter des histoires, comme au bon vieux temps, le temps de votre grand-mère, de votre prime enfance ? Ainsi, vous ne risquerez pas de vous faire dévorer «le cortex préfrontal médian(*)». ————————— (*)Chloé Delaume dans son roman : j'habite dans la télévision