Par Nejib OUERGHI Plombée par un immobilisme de plus en plus pesant, la Tunisie peine à retrouver ses repères et à émettre des signaux clairs qui sécurisent et restaurent confiance et espoir. D'une semaine à l'autre, on continue à patauger dans des polémiques stériles et des dissensions qui n'ont fait que nourrir davantage doute et flou, brouiller les cartes et nous ont fait perdre toute visibilité sur un processus de transition dont l'épilogue demeure l'objet de toutes les incertitudes. Dans ce grand cafouillage, il est fort à craindre que l'adoption de la nouvelle constitution avec une majorité confortable et dans des délais raisonnables, l'organisation des prochaines élections avant la fin 2013 et la mise en place des institutions constitutionnelles ne deviennent de simples vœux pieux. En effet, toutes ces questions divisent, aujourd'hui, plus qu'elles ne rassemblent. Toutes les avancées accomplies dans le cadre de rounds de dialogue réunissant tous les acteurs de la vie politique nationale se trouvent soudain remises en question, parfois même reniées. Le consensus, si fondamental pour sortir du cercle vicieux, est de nouveau fragmenté. La majorité des partis politiques, à commencer par la Troïka au pouvoir, sont rongés par le spectre des divisions et des dissensions et semblent entamer, prématurément, une course électoraliste. Le débat public sort de sa trajectoire, cédant la place à un discours totalement décalé et irrationnel. En témoignent les profondes dissensions et les approches différentes apparues aussi bien au sein du CPR (parti du Congrès pour la République), Ettakatol ou Ennahdha sur presque toutes les questions et tous les dossiers et questions en suspens. Dirigeants appartenant aux mêmes courants politiques et idéologiques se livrent à un combat fratricide aussi déroutant qu'incongru. Au sein d'une même mouvance, on est surpris par l'apparition de modérés et de faucons qui ne daignent pas étaler au grand jour leurs différences et leurs divergences, par médias interposés. Une opposition de styles et de vues qui est devenue tellement grotesque que l'on se demande à quel jeu sont en train de jouer certaines formations politiques dans cette phase délicate que connaît le pays. Ce qui se passe au CPR est symptomatique de ce malaise ambiant et des antagonismes qui déchirent ces partis. Les récentes déclarations de Aziz Krichen, dirigeant du CPR, sont pour le moins surprenantes par leur ton et leur gravité. « La loi d'immunisation de la révolution, a-t-il dit vertement, n'est qu'une manœuvre politique que certains utilisent pour faire du chantage politique ». Le même dirigeant est allé jusqu'à dire que « le 14 janvier était la date d'un coup d'Etat et non d'une révolution ». Au sein du même parti, un autre ton et un autre son de cloche, se situant aux antipodes du premier, est développé par le secrétaire général du CPR, Imed Daïmi, à propos de la loi sur l'immunisation de la révolution qui plaide pour l'exclusion. Cette dernière est, à ses dires, une condition sine qua non pour rassurer le peuple et les forces révolutionnaires et protéger le processus transitoire et la démocratie naissante de tout arbitraire des forces du régime déchu». Le mouvement Ennahda, parti sorti majoritaire des élections du 23 octobre 2011 et solidement installé dans les postes de commande de l'Etat, n'offre plus une parfaite harmonie. Après la forte secousse qu'il a subie suite à l'initiative de son secrétaire général et néanmoins président du gouvernement sortant, Hamadi Jebali de former un cabinet de compétences nationales, voilà que son vice-président, Abdelfattah Mourou, développe un discours et des approches qui ont donné du fil à retorde aux membres les plus conservateurs de cette mouvance. Alors qu'Ennahda affiche une unanimité de façade à propos de la loi sur l'immunisation de la révolution, cheikh Mourou, de plus en plus contesté et menacé, affirme que son parti oublie que la légitimité révolutionnaire n'est autre que la concrétisation des réalisations et des acquis. Autrement dit, en brandissant l'arme de l'exclusion, Ennahdha cherche plus à éliminer de la course aux prochaines élections des concurrents potentiels qu'à œuvrer au renforcement de l'Etat démocratique et des libertés publiques. Au risque de s'attirer les foudres des faucons de son propre parti, Mourou ne recule pas pour adresser des critiques directes au chef du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, qui à ses yeux «est devenu l'otage d'une poignée de conservateurs ». Face à ce grand cafouillage qui domine le débat public en Tunisie en cette étape décisive, que peut-on espérer de palpable ? Sans verser dans un pessimisme exagéré, les évolutions constatées n'augurent rien de très positif dans un avenir très proche. Même si le démarrage de la discussion à l'ANC en plénière de la nouvelle constitution est annoncé au début du mois prochain, il est peu probable de voir un consensus de toutes les forces politiques se dégager sur le dernier draft dont la présentation a suscité un grand tollé. La poursuite du dialogue, entre toutes les parties concernées, est plus que souhaitée dans la mesure où, estiment de nombreuses personnes averties, il est préférable de perdre une semaine pour apporter les derniers réglages à ce texte que de recourir à un référendum dont l'organisation prendra au moins six mois. A l'évidence, l'organisation des prochaines élections, avant la fin de l'année en cours, dépendra de la capacité de tous les protagonistes politiques à faire taire leurs différences et leurs dissensions, à servir les intérêts de la Tunisie et à se consacrer sincèrement à la concrétisation des objectifs de la révolution, ceux-là mêmes qui donneraient un contenu concret à la démocratie, à la pleine citoyenneté, au développement inclusif et à la tolérance.