Par Habib CHAGHAL Sans qu'il en tire aucun bénéfice pour son image, au moins auprès des abolitionnistes de la peine de mort, l'ancien président de la République Ben Ali s'était abstenu durant vingt ans de faire exécuter plus de 120 détenus, condamnés à mort par les tribunaux tunisiens. Parce qu'on ignore les raisons de cette attitude, inhabituelle chez les chefs d'Etat musulmans, on ne pourrait que s'interroger sur les motifs réels qui auraient poussé l'ancien président à donner personnellement des instructions, lors de l'insurrection de décembre 2010, pour tirer sur les foules des manifestants, provoquant ainsi la mort de 79 citoyens et des dizaines de blessés, avant de prendre la fuite le 14 janvier 2011. Il est certain que partout dans le monde, les opinions nationales ne sont pas favorables à l'abolition de la peine de mort et ce n'est que sous la pression de la société civile que certains parlements, notamment européens, avaient adopté une loi abolissant cette sentence. En graciant tous les condamnés à mort, du temps de Ben Ali, le président Marzouki semble être favorable à une telle mesure et il aurait même exprimé ses sentiments dans ce sens auprès de certains de ses amis ; il redouterait cependant, selon des confidences, de heurter le sentiment religieux de la population et la réaction des mouvements islamistes. La loi du talion selon la charia : Si la peine de mort est bien inscrite dans la charia, la législation musulmane élaborée et codifiée à partir du Coran, du Hadith et de la Sunna quelques dizaines d'années après la mort du Prophète, nul doute que l'interprétation des versets du Coran concernant la loi du talion fut sujette aux conditions d'évolution des sociétés et des écoles théologiques qui élaborèrent la législation (par exemple Ibn Hambal et Ibn Taymia et leur disciple Abdelwahab). Plus tard, l'expansion colonialiste dans l'espace musulman au XIXe siècle a rendu difficile l'application de la loi du talion contenue dans la charia ce qui avait amené la plupart des pays musulmans à adopter une législation séculaire et centralisée à partir des législations européennes et ce malgré l'opposition des milieux religieux traditionalistes. Avant d'évoquer la loi du talion relative à la peine de mort, prenons comme exemple la sentence à infliger au voleur telle qu'elle est inscrite dans la charia : il est communément admis, comme c'est le cas aujourd'hui en Arabie Saoudite, que la charia impose de couper la main en punition du forfait commis par le voleur. Pourtant le verset n°38 de la sourate « La table » qui indique que : « Le voleur et la voleuse, à tous deux coupez la main, en punition de ce qu'ils ont commis... » est suivi d'un autre verset qui précise que : « Mais quiconque se repent après son tort et s'amendera, Allah accepte son repentir. Car Allah est, certes, Indulgent et Miséricordieux». Voici comment l'imam wahhabite Aidh Al Karni interprète le contenu de ces deux versets : on doit couper la main du voleur qui devra auparavant rendre l'objet volé; Allah l'Indulgent et le Miséricordieux lui accordera son repentir dans l'au-delà. Le pardon d'Allah n'implique pas, selon cette interprétation très restrictive, l'indulgence de l'homme. Les oulémas musulmans, d'aujourd'hui, décident de ne pas toucher à cette interprétation et préfèrent se référe, pour justifier leur opposition à l'amputation de la main du voleur, à l'attitude du Calife Omar qui avait interdit l'application de cette peine durant les années de disette. Dans le verset n°178 de la sourate «La vache», Allah indique que «la loi du talion est prescrite en cas de meurtre : homme libre pour homme libre, esclave pour esclave, femme pour femme. Mais celui à qui son frère aura pardonné en quelque façon doit faire face à une requête convenable et doit payer des dommages de bonne grâce. Ceci est un allégement de la part de votre Seigneur, et une miséricorde... ». Comment pourrait-on expliquer que dans ce dernier verset, à propos de meurtre, Allah nous recommande de pardonner en acceptant une indemnisation alors que pour le voleur il n' y aurait pas d'indulgence ? Certains exégètes considèrent que ce verset a été abrogé (noussikha) par un autre verset de la sourate «La table» verset n°45 qui précise à propos de la Torah : « Et nous y avons prescrit pour eux (les fis d'Israël) vie pour vie, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Les blessures tombent sous la loi du talion .Quiconque y renonce par charité, cela lui vaudra une expiation. Et ceux qui ne jugent pas d'après ce qu'Allah a fait descendre, ceux-là sont des injustes». Faudrait-il être un docteur en théologie pour comprendre qu'Allah à travers ces versets recommande aux croyants l'indulgence, le pardon et l'indemnisation à propos de l'application de la loi du talion? L'Islam n'a-t-il pas été ainsi le précurseur d'une remise en cause de la peine de mort sous certaines conditions ? Tuer au nom du djihad ? Quel fut le principal objectif, selon les textes fondamentaux de l'islam, de ce qui est communément désigné sous le vocable djihad ? Ce serait prétentieux de ma part de vouloir disserter sur cette question en quelques phrases alors que le concept de djihad occupe des dizaines de milliers de pages qui lui ont été consacrées par de célèbres théologiens depuis le premier siècle de l'hégire. Certains prétendent que c'est par l'épée que l'Islam s'était répandu dans le monde à l'instar du christianisme, mais ils semblent oublier que la population du plus grand pays musulman dans le monde, l'Indonésie, ne s'était convertie à l'Islam que très tard grâce aux commerçants yéménites et omanais. En Afrique noire, l'Islam s'est répandu et se répand encore aujourd'hui sans contrainte. Certes, le djihad par l'épée (le combat armé) fut —et demeure— l'une des obligations religieuses pour le croyant, mais cela n'a rien à avoir avec les guerres civiles qui sont provoquées aujourd'hui dans plusieurs pays musulmans. Historiquement, le combat par l'épée fut essentiellement un combat pour la liberté de conscience. Le Prophète et ses compagnons avaient l'obligation de transmettre et de communiquer le message coranique et le cas échéant de combattre tous ceux qui les empêchaient de le faire. Le message coranique étant destiné à tous les hommes, ces derniers ont le choix de l'accepter ou de le refuser : « Il n‘y a pas de contrainte en religion ». «Et dis : la vérité est là, qui émane de votre Seigneur. Y croira qui voudra, et la reniera qui voudra...» Sourate Al Kahf, verset 29. Alors que l'Eglise a eu son moyen âge avec ses guerres de religions entre catholiques et protestants, les oulémas musulmans de tous bords annoncent en ce début du XXe siècle le commencement du moyen âge musulman. Il est paradoxal que quand les non-musulmans considèrent que la véritable révolution vécue par l'humanité durant toute son histoire avait été provoquée par l'avènement de la religion musulmane au travers du message coranique, nos cheikhs s'érigent en mandataires et en garants de ce message en prenant un risque réel de créer un clergé musulman pourtant prohibé par l'Islam. Quand au travers de l'Union des oulémas musulmans, l'organisation politique des frères musulmans déclare la guerre à la Syrie, pourtant un pays majoritairement musulman, et ce par la mobilisation de milliers de djihadistes venus de toutes les régions du monde, on ne peut que mesurer l'effet de déviation de la pensée islamique, par rapport au message coranique, sous l'influence des intérêts politiques. Ainsi ces oulémas s'approprient une mission de censeur qu'Allah n'avait même pas accordée au Prophète, comme clairement précisé dans le verset 107 de la sourate «Les troupeaux» : «Si Allah l'avait voulu, ils (les mécréants) ne lui auraient point associé d'autres divinités. Nous ne t'avons point chargé de veiller à leur salut, ni ne t'avons érigé parmi eux en censeur.». En fait Allah qui a créé la vie avant la religion interdit catégoriquement au vrai croyant ( Al mo'omin) de tuer un autre croyant comme précisé dans le verset 92 de la sourate « les femmes » qui interpelle directement les musulmans : «Il n appartient pas à un croyant de tuer un autre croyant, si ce n'est par erreur». Il est peu probable que l'ancien président s'était référé à ce verset quand il s'était abstenu de faire exécuter des détenus, condamnés à mort par les tribunaux tunisiens, ou lorsqu'il s'était opposé à la condamnation à la potence du cheikh Rached Ghannouchi, dans les années 80 sous le régime de son prédécesseur Bourguiba ; ce dernier, on s'en souvient, n'avait que rarement usé de son droit de grâce, même quand il n'y avait pas eu mort d'homme comme ce fut le cas lors de la tentative de coup d'Etat du début des années soixante. Il n'est pas impossible que l'actuel président, un grand défenseur des droits de l'Homme, puisse envisager de faire abroger cette sentence sous certaines conditions, il attendra pour se prononcer qu'il soit réélu lors des prochaines élections?