Par Abdelhamid Gmati Le ministre de l'Agriculture, M. Mohamed Ben Salem, vient d'affirmer que les stocks de denrées alimentaires seront largement suffisants durant et après ce mois de Ramadan qui débute mardi ou mercredi. Il y aura donc des œufs, du lait et des légumes à profusion. De son côté, le ministère du Commerce importera 80 tonnes de viandes rouges par semaine. Donc pas de pénurie, et on promet de faire le nécessaire pour que les prix ne flambent pas. Les Tunisiens sont donc rassurés ; ils pourront s'adonner à leurs pratiques habituelles durant ce mois de recueillement, de piété, de générosité et de fraternité, mais aussi à la grande bouffe et au divertissement. De ce côté, ils ne seront pas privés puisqu'ils auront les différents festivals avec des spectacles, nationaux et étrangers, riches et variés et les programmes télévisuels avec des feuilletons nationaux et étrangers, des sit com, des «caméra cachée », des émissions humoristiques, etc. Un Ramadan serein? Ce n'est pas aussi simple. Certes nos concitoyens sont « rassurés quant à leurs briks» (pour reprendre les mots du ministre) mais vivent-ils seulement de cela ? D'aucuns parlent d'une circulaire au ministère de l'Intérieur exigeant la fermeture des cafés et des restaurants tout au long de la journée durant le mois de Ramadan. On se rappelle que l'an dernier, aux premiers jours du mois saint, des bandes de salafistes avaient terrorisé les cafetiers et restaurateurs, et la police avait imposé la fermeture de certains locaux dans certains quartiers, notamment à Ennasr. On avait même fermé des restaurants dans une grande surface. Suite à la pression médiatique, cette interdiction fut levée. Va-t-on assister au même scénario cette année ? Un hurluberlu, improvisé prédicateur après avoir été marchand de légumes, a déclaré qu'il demanderait au ministère de l'Intérieur de filmer, sur l'avenue Bourguiba à Tunis, les contrevenants au jeûne. Notre Premier ministre, M. Ali Laârayedh, a déclaré dans une interview, accordée à une chaîne française lundi dernier, que « chacun est libre de jeûner ou pas, car il s'agit d'une question personnelle entre lui et Dieu». Les Tunisiens, musulmans depuis des lustres, ont toujours vécu et pratiqué leur religion selon cette vérité. Tout ce qui a trait à la religion est une affaire personnelle, indépendamment des traditions et autres habitudes. Durant le mois de Ramadan, il y a ceux qui changent leur comportement, prennent des congés, s'investissent entièrement dans la religion, ne ratant aucune prière, passant leur temps en recueillement et en lecture du Coran ; il y a ceux qui appréhendent ce mois comme un mois ordinaire, certains jeûnant, d'autres pas, vont au travail, à la plage, veillant à siroter des cafés et du thé et en battant les cartes. Dans les cafés qui, depuis quelque temps, drapent leurs vitrines de vieux journaux, les non jeûneurs ne dérangent personne. Tout se passe dans le calme et nul n'a eu à se plaindre. Alors comment se fait-il que, depuis que les islamistes sont au pouvoir, les autorités ainsi que les salafistes et les pseudo-prédicateurs veulent imposer une pratique de l'Islam qui est étrangère aux Tunisiens ? La plupart du temps par la force, l'intimidation, la menace, la violence. Et c'est cela qui explique l'inquiétude des Tunisiens : en plus du flou qui est entretenu sur l'avenir du pays, il y a cette volonté déclarée du mouvement Ennahdha de changer la société tunisienne, de lui imposer un autre mode de vie sous le prétexte fallacieux d'islamisation (en réalité il s'agit d'imposer le wahhabisme, complètement étranger à la Tunisie qui l'avait d'ailleurs rejeté à maintes reprises dans le passé). Ce qui vient de se passer en Egypte a échauffé les esprits : approbation par les uns, rejet par les autres. Mais cela devrait servir d'avertissement aux islamistes qui nous gouvernent. Si des millions d'Egyptiens ont envahi et occupé les rues et les places publiques dans plusieurs villes exigeant le départ du président Morsi, pourtant élu une année auparavant, c'est parce qu'ils ont refusé l'hégémonisme des Frères musulmans et leurs actions restreignant les libertés et voulant changer leur société et leur mode de vie. Nos islamistes, inquiets, veulent se rassurer en affirmant que le scénario égyptien ne sera pas imité en Tunisie. Ils devraient pourtant en prendre de la graine et se rendre compte que l'hégémonie et les tentatives de changer une société ne mènent pas loin. On ne change pas une société en quelques années par des décisions unilatérales ou par la violence. La société tunisienne est ouverte sur son environnement depuis des siècles, et elle s'est forgé une personnalité propre à elle. Certes, toute société évolue, mais cela prend des décennies et se fait naturellement et graduellement au gré des générations. Ce qui se crée par la force est toujours rejeté par la force. Déjà, le mouvement «Tamarrod Tunisie», nouvellement créé par des jeunes apolitiques, a recueilli en trois jours plus de 170.000 signatures. Les dirigeants islamistes devraient être à l'écoute au lieu de rejeter les réalités. Une légitimité accordée par le peuple peut être retirée par ce même peuple.