Le mari allait jeter par terre le ticket de caisse remis à l'instant par la caissière. L'épouse, en niqab, l'attrape in extremis, tout froissé. «Je dois le vérifier », lance-t-elle en glissant le bout de papier dans son sac. Nadra, la quarantaine, intégralement voilée, affirme que le Ramadan post-révolution n'est exceptionnel qu'en matière de liberté. « Avant, je sortais rarement de la maison ». Une fois dans la rue, elle constate, stupéfaite, la cherté de la vie et les prix qui flambent à vue d'œil. Elle souligne toutefois : « Nous avons pris l'habitude de faire nos emplettes au début de chaque mois. C'est plus économique. Ramadan ne change rien ». Le mois sacré n'aurait-il pas un goût différent dans une Tunisie imprégnée de discours religieux ? «Nous sommes musulmans depuis toujours. Ce n'est pas une découverte», répond-elle en poussant son caddy vers la sortie. Non à l'abondance, non aux excès et non à la tricherie dans la balance : ce sont quelques-unes des recommandations de l'Islam qui devraient retrouver une signification toute particulière pendant Ramadan. Dans un pays que l'on dit plus fier que jamais de son identité. Dans un pays qui enregistre aussi un taux d'inflation sans précédent depuis l'Indépendance. « Le Tunisien est né consommateur », dit Mokhtar Gharbi, quinquagénaire, sur un ton moqueur. Il reconnaît que ses dépenses vont augmenter au même rythme que ses envies. « Sidi Romdhane est généreux, il apporte richesse et bénédiction », poursuit-il, toujours avec amusement. Les bons vivants ! Les prix affichés des fruits sont loin d'amuser toutefois Mounira, 28 ans, enseignante, fraîchement mariée. «Les responsables nous rassurent sur l'abondance des produits mais ils peinent à contrôler les tarifs. C'est vrai qu'il n'y a pas pénurie, mais les prix sont hors de portée», explique-t-elle amèrement. Va-t-elle céder à la tentation et acheter ces pêches «Boutabgueya» dont elle a envie ? « Non pas cette fois-ci, je vais attendre. Peut être qu'ils seront moins chers dans quelques jours». Depuis plus de deux ans, le consommateur fait face à une vie de plus en plus chère. Des pratiques frauduleuses et des promesses non tenues qui provoquent la colère de Mustapha, fonctionnaire : «J'accuse les contrebandiers et leurs complices qui nous gâchent l'existence. On s'acharne sur les non-jeûneurs et ceux qui défient la loi alors ? », lance-t-il sur fond d'une musique de variété orientale. Les paniers et les caddys s'amoncellent à travers les rayons. Samia, 37 ans, cherche un maillot de bain pour sa fille au premier étage du supermarché. «Je vois des chariots qui débordent et je me dis que finalement rien n'arrête le Tunisien dans sa frénésie d'achats». La jeune dame qui voyage souvent remarque que «notre unique plaisir reste la bouffe. Regardez, dit-elle, la bousculade dans le rayon alimentation». Devant les étagères où s'entassent viandes rouges et blanches, Awatef en compagnie de son petit garçon se dit battue par des « prix imbattables» : «La publicité nous fait croire que les prix baissent, mais ce n'est pas vrai. Je consulte les catalogues publicitaires et je remarque que les promos ne sont en fait qu'une hausse de prix déguisée ». Malgré cela, sa consommation de viande ne baisse pas : « Je ne vais pas en priver mes enfants !». « Rien n'a changé depuis la révolution et ça ne changera jamais parce que nous sommes de bons vivants», martèle Wael en short, tee-shirt et tongs. Etudiant en sciences économiques, il résume la situation : les choses ont uniquement changé en apparence. Il fait référence aux caissiers dont les unes portent le voile et les autres la barbe. «Nos habitudes restent les mêmes. C'est vrai que la religion nous interdit le gaspillage, mais nos coutumes l'emportent. Contracter un crédit chaque été, inviter sa famille, ses amis, dépenser pour s'amuser... Tout cela fait partie de notre mode de vie. C'est génétique. »