Quasi absentes des plateaux télé en cette période de crise, les femmes des deux camps (pro-légitimité et pro-dissolution) envahissent chaque soir la place du Bardo. Divergences mais des affinités aussi, au-delà des fils barbelés qui les séparent. Sous un même ciel étoilé, au même moment, au même endroit, deux femmes, micros en mains, tiennent des discours politiques improvisés et saccadés, prononcés sur un ton grave. Elles sont toutefois séparées par des fils de barbelés, des renforts policiers et un passage souterrain qu'il faut parcourir en quelques minutes avant de les voir sur scènes et d'entendre leurs revendications. De part et d'autre de la place du Bardo où deux sit-in sont organisés depuis plus d'une semaine, des manifestants rejoignent les deux emplacements, accaparés par le pouvoir et l'opposition, sous la bannière de la légitimité et de la dissolution depuis les funérailles du militant Mohamed Brahmi. «Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à venir manifester chaque soir, affirme Salwa Guezguez, enseignante universitaire, debout parmi les militants de l'opposition. C'est instinctif chez elle : «Il faut qu'elle soit toujours là dans les pires moments». Sans trop se soucier de leur supériorité numérique, elle poursuit : « Dès que je ressens un peu de relâchement, je rentre chez moi, je me ressource à fond et je reviens. Je pense à ma fille, à ce qui l'attend...C'est le moment d'agir pour ne rien regretter à l'avenir». Un devoir envers Dieu Deux heures après la rupture du jeûne, certains accès restent barricadés alors que la foule s'amasse. Les femmes de tous âges monopolisent l'espace alors qu'elles se font rares dans les débats animés à la télé chaque soir. Les unes sont arrivées en voiture, les autres en covoiturage. Les unes ont mangé par terre, les autres ont ramené dans des couffins plats et desserts aux sit-inneurs qui restent sur place. Un travail de fourmi dont le réseau social Facebook est témoin puisque des consignes et autres informations y sont partagées à longueur de journée par les organisatrices. « Je vis au rythme du Bardo», confie Rim Ben Hmida, 28 ans. « Je n'ai plus de vie privée. Je ne cuisine plus, je ne dors plus. C'est notre présence qui pousse les responsables politiques à agir. Pas question de reproduire l'erreur de l'assassinat du militant Chokri Belaïd. Nous avons manifesté pendant deux jours... Nous avons malheureusement cédé et tous nos efforts sont tombés à l'eau. Je pensais que ceux censés nous représenter allaient tenir bon. Il n'en était rien. Désormais, je ne lâcherai plus... », assure-t-elle en tenant d'une main ferme le drapeau tunisien. De l'autre côté, la même détermination : « Je n'ai pas fait la prière du « trawih » ce soir, ma place est ici. Il faut soutenir le gouvernement », lance Rebha, sexagénaire en compagnie d'un jeune couple et de leurs enfants. « Sauver son pays n'est-ce pas aussi un devoir envers Dieu ? ». Sur son voile, un bandeau sur lequel est écrit en noir et blanc « Dieu est unique et son prophète est Mohamed » lui serre la tête. Elle insiste : « Je n'appartiens à aucun parti mais je défends l'Islam. On nous taxe d'être des obscurantistes... Ce n'est pas vrai. L'une de mes filles n'est pas voilée et je ne l'obligerai jamais à porter le voile». Femmes voilées, non voilées, en jeans et teeshirt, en robes et jupes longues sont visibles de part et d'autre. L'habit n'ayant jamais fait le moine, toutes ces femmes se différencient néanmoins par leur idéologie, leurs revendications et leurs prises de position. Et pas seulement : « Les islamistes ont deux drapeaux, nous les modernistes nous n'avons qu'un seul », s'enorgueillit Dhouha, 24 ans, drapée dans cet étendard rouge et blanc pour lequel elle se dit « prête à sacrifier sa jeunesse». Elle poursuit : « Nous militons pour un pays moderne et tolérant. Ce qui n'est pas leur cas...Nous soutenons la Tunisie, elles soutiennent une idéologie, toute la différence est là... ». Démocratie par ci, démocratie par là « Je suis pour la démocratie en Tunisie», rétorque Hanen, 37 ans, en serrant contre elle son fils d'à peine trois ans. « Je soutiens Ennahdha parce que c'est un parti élu. C'est révoltant de le voir attaqué de partout. Nous avons entamé un processus démocratique pourquoi le bousiller ? Les modernistes croient-elles au choix des urnes ? Je ne le pense pas ». Tout de noir vêtue, elle se défend : « Je travaille, je suis libre...La Tunisie n'est pas un Etat islamique ». Sur fond de chants religieux et de musique « rap », les unes crient «Dégage », les autres martèlent le mot « légitimité ». Bien que la présence féminine soit beaucoup plus remarquable au sit-in du « départ », les femmes soutenant le gouvernement ne sont pas moins engagées dans un combat de survie. Elles sont certes devancées par les hommes qui occupent les premiers rangs du rassemblement de la légitimité. Elles ne sont pas moins cependant à l'écart dans une soirée de Ramadan que personne n'aurait imaginée quelques années auparavant. « La femme tunisienne a marqué l'histoire du pays, elles étaient de tous les combats aux côtés des fellagas, des syndicalistes, des politiciens...», souligne la députée Monia Brahim ajoutant qu'elle a ramené sa mère «jusqu'ici pour vivre ce véritable moment de démocratie ». «Au fond, les femmes ne sont pas divisées. Quelle femme tunisienne accepterait de renoncer à ses droits ? La Tunisienne n'est pas si bête !» s'exclame Imen, jeune femme voilée au regard perçant. «Notre séparation est un malheur. Les premiers jours, on pouvait se voir de loin... Depuis hier, le passage entre les deux rassemblements a été carrément fermé». «Les discours d'Ennahdha ne sont pas du tout rassurants. Nous ne sommes plus en sécurité», estime Rabeb, 28 ans. «Je crains le retour à la dictature au nom de la religion. «Le jour des funérailles de Mohamed Brahmi, on nous a aspergés de gaz lacrymogènes alors que nos craintes et nos aspirations sont aussi légitimes que leur gouvernement». La jeune femme, bénévole, vient de quitter le rassemblement. Elle se dirige vers les ruelles du Bardo munie d'une pétition. Elle recueille des signatures au profit du mouvement «Tamarrod». Elle se rapproche d'un café où une vingtaine d'hommes attablés fument leurs premières cigarettes de la journée. Elle part à leur conquête ....