Sous le couvert de l'anonymat, deux hauts fonctionnaires sortent de leur réserve et lancent un S.O.S. : « L'administration tunisienne est au bord de la paralysie... ». « Lisez cette circulaire. Elle dénote la panne structurelle dans laquelle se trouve l'administration publique, aujourd'hui... ». M. est un ancien énarque. Au retour de vingt neuf ans de carrière dans les services communs d'un ministère stratégique, il ne cache pas son alarmisme. Pour lui, « l'heure n'est pas à l'atténuation et il relève paradoxalement du devoir de sortir de sa réserve ! ». Se gardant, toutefois, de nous confier la feuille qu'il brandissait, le fonctionnaire en simule le ton brutal et en débite le contenu. La circulaire est un avertissement lancé aux cadres supérieurs les sommant de « s'engager à mobiliser les énergies et de donner les directives nécessaires en vue de faire respecter et appliquer le principe de la neutralité de l'administration... Sous peu de sanctions juridiques et de mesures disciplinaires règlementaires contre tout contrevenant... » Les dessous d'une circulaire Furieux, il enchaîne : « La neutralité n'est pas une directive à appliquer a posteriori ! Et je vous expliquerai techniquement pourquoi l'administration n'est pas viable sans sa neutralité ». Réserve professionnelle oblige, M. témoigne sous le couvert de l'anonymat, se retient de détailler les faits qui relèvent du secret professionnel et concentre son témoignage sur l'expertise technique. « Cette circulaire n'est ni une décision applicable, ni de la poudre aux yeux, comme on pourrait en douter de l'extérieur. C'est une action désespérée du sommet de la hiérarchie qui traduit un point de non-retour et indique que la situation a fini par échapper à tous, y compris à ceux-là mêmes qui l'ont instituée ». La première réserve que M. exprime est que ce texte qui concerne un principe touchant à l'ensemble de la machine administrative dans le pays devait, si besoin, émaner du Premier ministère et non pas relever des initiatives isolées de quelques départements. La deuxième est qu'un texte pareil n'a pas raison d'être quand on sait que la neutralité de l'administration n'est pas un objectif ou un idéal à atteindre. C'est le principe qui fonde l'action administrative et qui, une fois écarté, entraîné dans sa chute l'échafaudage administratif; les piliers sur lesquels tout repose : l'efficacité, la transparence, la communication, la hiérarchie, l'autorité, le rendement ; soit la nature et la mission mêmes du service public. « Or, depuis quelques mois, nous assistons, de l'intérieur, à un changement radical de paysage, un changement de comportement et de rythme qui fait penser à une ruche déstructurée et en perte de repères. » Dysfonctionnement : l'action administrative perd ses repères. M. explique : ce qui s'est passé, c'est que l'action administrative a, elle-même, dévié. Elle a brusquement cessé d'être orientée vers la planification et le rendement régulier pour se concentrer sur une restructuration des services, des missions et des profils autour des critères de l'appartenance politique et de la loyauté. « Une sorte de paranoïa a poussé les nouveaux responsables à s'entourer de partisans dans des rayons de confiance exagérément étendus. Paradoxalement, la neutralité des responsables et des agents est devenue un critère de défiance et une source de suspicion. La compétence et l'expérience sont devenues une cause de marginalisation, tant qu'elles n'affichent pas la couleur politique requise. » M. rectifie : « On n'est pas en perte de compétence, bien au contraire, mais celle-ci a fait place à la loyauté. Autrement, sa marge de manœuvre est réduite à zéro. Nous avons des compétences qui, sans avoir forcément servi les perversions de l'ancien régime, se retrouvent les bras liés, sans initiative et loin de la sphère de la décision. Additionnée à l'inexpérience des nouvelles recrues, à l'hésitation des convertis et à une atmosphère générale peu propice à l'action, nous sommes, à plusieurs niveaux, face à de graves dysfonctionnements. » L'administration tunisienne a-t-elle jamais été neutre ? L'objectivité affichée de notre interlocuteur n'empêche pas de poser la question incontournable : l'administration tunisienne a-t-elle jamais été neutre ? Ou pourquoi la question de sa neutralité ne s'est-elle jamais posée avec autant d'acuité du temps où ses hauts cadres étaient majoritairement affiliés à l'ex-RCD ? Notre interlocuteur n'est pas à court d'arguments : « L'environnement de l'administration a radicalement changé. Les deux situations devraient être incomparables. L'ancien système a fini par être rodé et érodé. Outre les dépassements flagrants, la loyauté ou l'adhésion formelle et obligée au parti au pouvoir n'ont plus constitué depuis longtemps une entrave à l'exercice de la compétence et au rendement normal. Elles n'avaient pas d'impact réel sur le fonctionnement quotidien de la machine. A présent, au rythme du changement politique et de la politisation systématique et méthodique de l'administration, l'exigence de la loyauté induit directement les rouages. Et c'est là que le moteur va peiner... C'est comme d'aller à contre-courant de la production ! » La chaîne de l'autorité s'est cassée A quelques mois de la retraite, S., un autre haut responsable, dans un autre département ministériel, tire la même sonnette d'alarme. De ses longues décennies de service, il affirme n'avoir gagné que d'une neutralité et d'une intégrité à toute épreuve. Lui aussi, c'est d'un « sens du devoir » qu'il dit se prémunir pour nous livrer son témoignage : en quoi pratiquement, l'alignement partisan a « miné l'édifice », selon ses termes. « Il y a un fait dont on parle peu : la chaîne de l'autorité s'est cassée. Une rupture semble être consommée entre le sommet de la hiérarchie et le reste des responsables. Ce n'est pas que la hiérarchie a disparu mais les hauts responsables, anciens et nouveaux, se trouvent dos au mur. Ils ne sont pas soutenus ni appuyés par les supérieurs dont les priorités relèvent plus du bénéfice politique et idéologique que de l'exercice de l'autorité et du suivi de la décision. Résultat : on est dans une situation anormale où l'autorité s'est affaiblie et la décision peine à être suivie et appliquée. Cela se traduit évidemment par la faiblesse de l'administration et par extension, celle de l'Etat dont tout le monde parle... Mais plus grave encore, par des blocages au niveau de l'avancement et de l'exécution des projets. » Pas de nouveaux recrutements pour 2014 Pour ce fonctionnaire rompu à la vieille tradition administrative, les raisons de cet état de fait qui remonte en partie à la vague de « Dégage » ayant éprouvé la notion même de l'autorité au lendemain du 14 janvier, se sont aggravées avec les nouvelles nominations partisanes et les conversions systématiques des anciens agents et responsables connus pour leur loyauté à l'ancien régime. « Loin d'être fonctionnelles et entreprenantes, loin de traduire les vrais besoins et les équilibres habituels des services administratifs, ces nominations et ces conversions mues par l'obédience, la proximité politique et la confiance ont donné lieu au vide, par ailleurs et à un climat d'opacité, d'absence de traçabilité et de communication, de suspicion et de défiance. » Le plus grave pour S. est que ce climat va crescendo du fait de l'accumulation des tensions et se complique, de temps à autre, avec le parachutage de décisions pressées et de dossiers urgents aux échéances impossibles, question de rattraper le temps perdu. S. cite l'exemple du projet du budget général de l'Etat pour 2014. « L'impasse politique et la crise économique ne sont, en fait, que la partie visible de l'iceberg..., conclut notre témoin qui avance un dernier fait : « Le chef du gouvernement en sait quelque chose. Il vient de bloquer tout nouveau recrutement au titre de l'exercice 2014... ».