Membre de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, qui a géré la première phase de la transition politique, le constitutionnaliste Ghazi Ghrairi revient sur la question de la légitimité électorale et celle de la rue Deux ans après le scrutin du 23 octobre 2011, la Constitution n'est pas écrite, l'ANC est amputée de son opposition, paralysée... L'Assemblée constituante était-elle condamnée d'avance ? Pourquoi et qu'est-ce qui, selon vous, a principalement bloqué sa mission constitutive ? Nous sommes le 23 octobre 2013. Force est de constater que l'ANC n'a achevé aucune de ses missions. Ni la Constitution n'a été terminée, ni le cadre de la justice transitionnelle posé, ni le système sécuritaire réformé, ni la justice refondée. Cet enlisement fonctionnel et ce rendez-vous manqué avec les Tunisiens, à qui il a été promis un achèvement des travaux de l'ANC en un an, a beaucoup terni l'image de cette institution aux yeux de l'opinion publique. L'augmentation des salaires des députés, le contournement des décisions de justice par le recours à la validation législative, les fraudes lors des votes en assemblée, les chamailleries et le niveau des débats ont fini par faire le reste. Le blocage évoqué dans votre question me paraît s'expliquer par le fourvoiement initial de l'ANC où certaines forces politiques y ont vu l'occasion rêvée pour essayer de changer les choix sociétaux globaux et le mode de vie des Tunisiens à la mesure de leurs lubies idéologiques. Plus globalement, la question centrale qui a dominé ces deux années de la vie de la Constituante au lieu d'être « comment construire une société de liberté et de justice sociale ? » et être ainsi en phase avec le mouvement populaire qui les a portés à cette place a été celle du repli sur soi en rendant centrale l'interrogation : «Qui sommes-nous ? ». Partant de là, le décalage entre la Tunisie élue et la Tunisie électrice n'a cessé de grandir. Que peut être encore le dialogue : planche de salut, moyen de pression ou autre motif de blocage? La différence essentielle entre le 23 octobre 2011 et le 23 octobre 2013, c'est qu'il y a deux ans, les Tunisiens se faisaient une idée d'eux-mêmes et de leur pays, aujourd'hui ils se regardent dans la glace tels qu'ils sont réellement. C'est du vivre-ensemble dont il est question aujourd'hui. En apprendre les conditions et en dessiner les contours, voici ce que signifie la lutte et les tractations de ces deux dernières années. L'ANC élue mais autrement intentionnée aurait dû être l'arène première et toute indiquée, étant de surcroît la plus légitime, pour ce débat. Or ce ne fut pas le cas. Elle en a même été par moment l'entrave. Pour autant, cette phase transitionnelle pose et suppose la nécessaire recherche du plus large consensus. La Tunisie est chanceuse d'avoir cette si dynamique et si variée société civile. Le Quartet qui parraine le Dialogue national, qui ne peut avoir d'équivalent dans aucun autre pays arabe, montre que si les institutions officielles dédiées à la construction de ce consensus n'y parviennent pas, la société tunisienne a les ressorts propres à y pallier. Par contre, la réussite du dialogue dépendra du sens des responsabilités et de l'abnégation de notre classe politique. C'est dire que ce n'est pas gagné d'avance. L'Association de droit constitutionnel a soumis les trois brouillons successifs de la Constitution à la lecture des experts et une révision par chapitre. Quelles sont les principales avancées réalisées grâce à ces lectures et qu'est-ce qui fait que des articles-phares soient encore objet de dissension ? Le dernier draft de la Constitution publié le 1er juin dernier présente des avancées certaines par rapport aux deux premiers malgré les lacunes et autres incohérences qui y subsistent. Les experts en droit ont joué un rôle important dans la lecture critique, la formulation d'alternatives, la vulgarisation auprès du grand public ainsi que dans l'appui à différents acteurs tant politiques que de la société civile. Dans ce cadre, l'Association tunisienne de droit constitutionnel mais aussi l'Association de recherches pour la transition démocratique ainsi que beaucoup d'autres ont joué un rôle décisif. L'Histoire retiendra que la société civile tunisienne, associations et experts confondus, aura joué un très grand rôle en essayant d'infléchir le contenu du texte constitutionnel vers plus de démocratie, plus d'équilibre des pouvoirs ainsi que vers l'affirmation du caractère civil de l'Etat. Pour autant, il faut avouer qu'en ce qui concerne l'article 141, la composition et le fonctionnement de la future cour constitutionnelle ainsi que l'architecture du régime politique, beaucoup reste encore à faire. Si l'ANC devait reprendre ses travaux demain, conformément à la feuille de route ou à une autre nécessité, quelles devraient être ses priorités, son règlement intérieur, son calendrier, son comité d'experts et à quelles conditions pourra-t-elle siéger sur une mouture finale acceptable? Cette mouture est-elle déjà prête ? L'ANC devrait reprendre ses travaux avec un calendrier contraignant et une rétro programmation précise. On ne rallonge pas impunément sa mission de plus d'une année. En outre, j'ai fait partie d'un comité d'experts qui a présenté à l'ANC, à la mi-juin, un projet retouché de la version du 1er juin. La concertation, la consultation des experts et des différentes forces de la société civile ainsi que les partis politiques non représentés à l'Assemblée me semblent constituer la meilleure voie vers une Constitution techniquement de qualité et politiquement consensuelle. Jusqu'à quand le spectre du vide, les arguments de « la légitimité électorale » et de la « souveraineté » de l'ANC pourront-ils être encore invoqués pour soutenir un processus défaillant ? Parler du vide juridique à un juriste revient à plaider une cause inaudible. Il n'y a point de vide juridique. Le principe étant de la complétude du système juridique. Tout au plus, peut-il y avoir un silence ou une omission textuelle sur une question donnée. Dans ce cas, ce sont les règles d'interprétations qui doivent être mises en œuvre. Par contre, nous assistons à une instrumentalisation politique et partisane du spectre du vide juridique et institutionnel. L'expérience comparée nous renseigne sur des cas où des pays qui restent des années avec des gouvernements démissionnaires. Existe-t-il une légitimité de la rue ? La rue en démocratie a un rôle fondamental. La démocratie étant le système politique où, de manière régulière, la majorité désigne le ou les partis appelés à gouverner pour un laps de temps prédéterminé et sous le contrôle de vrais contre-pouvoirs. Parmi ces contre-pouvoirs, il y a les médias, les forces de la société civile qui peuvent mobiliser l'opinion publique en vue d'infléchir la politique de l'équipe gouvernementale pourtant légitimement élue. En tout état de cause, la démocratie ne peut être comprise comme le système où on demande aux citoyens de voter un jour et ensuite de s'abstenir de s'intéresser à la conduite des affaires publiques jusqu'aux prochaines élections. La démocratie suppose une marge d'action de l'opposition, suppose la continuelle vigilance citoyenne, suppose des citoyens actifs et non de simples électeurs passifs. En fait, la démocratie est un état d'esprit et une éthique avant d'être une somme de règles techniques.