Par le Pr Nebil RADHOUANE Je partage tout à fait l'amertume du Professeur Samir Marzouki qui déplorait, il y a deux semaines, dans ce même supplément, l'insouciance et l'irresponsabilité de certains contradicteurs heureux, parmi ceux-là qui ont pris l'habitude d'épancher leur bile sur tout ce qui " bouge " et qui, pour jouir des vertus compensatoires de je ne sais quels vertigo ou convulsion, enfreignent les règles de la critique et contreviennent allègrement aux principes du débat, voire de la polémique digne de ce nom. Loin de moi l'idée, cependant, de transformer cette rubrique en tribune où viendraient plastronner ceux qui sont pour et ceux qui sont contre. Pas plus d'ailleurs que je n'envisage prendre la défense des " victimes " ou jouer les renforts contre les " bourreaux ". Ce qui m'intéresse dans pareil sujet est qu'il soulève une question inhérente aux lois du discours, qu'il a quelque rapport avec la rhétorique. Au-delà du délit moral que constitue l'insulte pure et simple (cependant badigeonnée de l'" éclat " de la critique), il y a une transgression oratoire. L'injure n'a aucun statut rhétorique, c'est un symptôme d'hystérie. Un débatteur qui succombe à la facilité de l'offense, qui cède à l'insulte directe, ne peut prétendre à la dignité de l'orateur. C'est un convulsionnaire, même s'il a encore la lucidité de tricher au combat et de choisir ses coups bas. La joute oratoire ne doit pas oublier ses règles, qui évoquent le premier sens du combat à la lance et à cheval, des tournois du Moyen Age où le compétiteur combattait avant tout pour l'honneur d'un duel. Ronsard disait justement : " Car on ne combat plus pour l'honneur d'une jouste (joute). D'un prix ou d'un duel… ". On aura donc compris que les duels verbaux, les polémiques, sont toujours les bienvenus, à condition d'y respecter les canons d'une rhétorique contrôlée et sereine. Je trouve cependant la réaction du Professeur Samir Marzouki plus que sereine et contrôlée : elle est beaucoup trop gentille. Ce qui ne veut pas dire qu'il eût dû tâter lui-même à la sauce de l'insulte. A ce genre d'agresseur, je ne lui aurais conseillé de répondre ni par la mollesse ni par l'acrimonie, mais par l'arme oratoire. Or celle-ci n'est pas moins efficace, ni moins " mortelle " que l'insulte, elle est seulement plus élégante, plus fine et, surtout, plus loyale. Le genre de diffamateur auquel il faisait allusion ne pouvant s'affirmer (j'en suis sûr) que par les rodomontades et la flagornerie, à quoi servirait de répondre à l'injure par l'injure ? Qu'aurait-on besoin de lui répondre, jouant à son jeu : " Tu es un crapaud ! ", alors qu'on peut le " descendre " par d'autres armes plus redoutables et plus subtiles à la fois, comme le sarcasme et l'ironie ? " Tu es un Apollon, un Adonis, le plus bel homme du monde ! " devra-t-on lui dire, et Voltaire aurait ajouté : " du meilleur des mondes possibles". Et pourquoi, pour lui rendre la pareille, le traiterait-on de " bête " et d'" idiot ", quand on peut le couvrir de brassées de fleurs et le rassurer qu'il est " extraordinairement intelligent ", " incroyablement savant " et, au demeurant, " le plus grand génie de la planète " ? Car ils sont nombreux à aimer les caresses dans le sens du poil. Il ne leur suffit pas de se croire brillantissimes ou d'en être parfaitement convaincus, il faut en plus qu'ils agressent et ravalent les autres: attaquer les protège de leur propre faillite. Qu'ils se prennent pour les meilleurs ne les satisfait pas, il faut que nous soyons les nullards et les derniers de la classe! A de telles attaques, Nietzsche nous conseille même de répondre par le mépris. Et le mépris ne se traduit pas ici par la violence verbale et les propos injurieux, pas même par l'ironie et l'antiphrase, mais par une démission simulée du discours : passer outre. Mais on peut même aller plus loin en feignant de retourner l'ironie contre soi, de pratiquer le chleuasme et de couper court à toute vaine discussion. Feindre de se blâmer soi-même, extrême expression de l'ironie, peut avoir l'effet d'une flèche du Parthe, que l'on décoche en partant, sans se retourner, mais en étant sûr qu'elle atteindra la médiocrité en plein cœur. Faisant ainsi d'une pierre deux coups, on aura atteint sa cible et évité tout délit d'insulte : la loi est censée ignorer l'ironie et ne juge que ce qui est dit au premier degré. Ainsi, même oratoire, un duel est toujours, quelque part, une affaire d'honneur. Or l'honneur réclame l'honnêteté qu'on lui doit. Dans une joute, les adversaires doivent respecter les règles du jeu, et d'abord se respecter mutuellement. C'est la loyauté des armes, voire la courtoisie réciproque, qui permet de dire qui des deux jouteurs est le meilleur, qui le perdant et qui le vainqueur, qui le " descendu " et qui le " tombeur ".