En célébrant l'instant de la naissance de la nouvelle Constitution avec le V de la victoire d'une main et le symbole pro-Morsi de l'autre, certains députés du parti Ennahdha ne croyaient pas si bien exprimer l'improbable croisée des chemins à laquelle se trouve confronté, désormais, l'islam politique. Les 26, 27 et 28 janvier 2014, la Tunisie du compromis aura gagné, au prix d'un âpre conflit sur la religion et l'identité, de plusieurs vies sacrifiées et de vérités confisquées, de quelques zones d'ombre relatives à la nouvelle Constitution et à la formation du nouveau gouvernement. Zones d'ombre plus ou moins amplifiées ou minimisées au gré des positions, des appartenances et des états d'âme des uns et des autres. La presse étrangère a salué unanimement «la naissance miracle de la Constitution la plus moderne du monde arabe». Les observateurs locaux et les acteurs libéraux se sont divisés en un camp «optimiste» célébrant une Constitution garantissant l'Etat civil — arrachée in extremis au scénario de la dictature théocratique — et un camp «pessimiste» à l'affût des dispositions contradictoires de la Constitution et des couleurs partisanes de quelques membres du futur gouvernement. La troisième position est celle de l'Assemblée nationale constituante et de la Troïka au pouvoir qui ont choisi de marquer la solennité d'un moment historique dans la liesse généralisée et sous le slogan « Ni gagnant, ni perdant!». Quoi de plus normal que de revendiquer à égalité le dénouement heureux du processus diligenté. Absences et non-dits Deux anomalies ont néanmoins été relevées. La première est l'absence de l'élan populaire spontané devant accueillir la Constitution tant attendue. Les partisans de la chariâa et tous les conservateurs qui ont parié sur la capacité d'Ennahdha à islamiser la société sur les plans de la Constitution et des législations sont déçus. La liberté de conscience et l'égalité entre les hommes et les femmes ne faisaient point partie de leurs attentes. Les libéraux, partiellement soulagés par l'éloignement du spectre de l'Etat religieux, préfèrent la vigilance au festoiement. La seconde anomalie est l'euphorie particulière des députés du parti islamiste Ennahdha sortant à peine d'un pouvoir exécutif «légitimement acquis» et opiniâtrement défendu qui devait gérer la phase transitoire jusqu'aux prochaines élections. S'exprimant à travers les médias nationaux et étrangers, ils usent d'un enthousiasme stratégique et vendent l'image que le monde occidental et une partie du monde arabe attendaient d'eux : celle d'un parti islamiste souscrivant au jeu de l'alternance pacifique, de la démocratie, des concessions et des acclimatations. Au prix d'un non-dit : que restera-t-il dès lors de l'islam politique localement prêché depuis 2011 à travers les meetings et les mosquées ? Qu'en sera-t-ill de cet islam politique qui a gagné les premières élections et semblait avoir la bénédiction locale et étrangère pour mener la transition démocratique et au moins le premier mandat du pouvoir durable? En célébrant l'instant de la naissance de la nouvelle Constitution avec le V de la victoire d'une main et le symbole de solidarité pro-Morsi de l'autre, certains députés du parti Ennahdha ne croyaient pas si bien exprimer l'improbable croisée des chemins à laquelle se trouve désormais l'islam politique. Ils ne devaient pas partir si tôt Des experts l'avaient prédit, quelques mois seulement après l'accès des islamistes au pouvoir en Egypte et en Tunisie : l'islam politique n'est pas viable en tant qu'expérience de parti majoritaire et dominant au pouvoir. Après la destitution de Mohamed Morsi en Egypte, les prévisions se sont affinées en ce qui concerne la Tunisie. Aux prochaines élections, anticipaient les mêmes experts, le parti islamiste réalisera un score en deçà des résultats du 23 octobre et devra se contenter de cohabiter avec d'autres forces politiques. Mais rien ne laissait vraiment présager un retrait de l'exécutif, antérieur aux élections. En affichant assurance et sérénité, les islamistes peuvent objectivement s'enorgueillir d'avoir achevé le double mandat exécutif et constitutionnel qu'ils se sont accordé sans divisions apparentes au sein de leur mouvement (le vote de la Constitution moderniste a impliqué leur aile radicale récalcitrante, quelques heures auparavant). Ils peuvent tout aussi bien se rassurer de garder leur majorité à l'Assemblée nationale constituante. Mais, à s'en tenir aux orientations, aux engagements et aux priorités du nouveau gouvernement, ils devraient céder de leurs immenses terrains conquis dans l'administration publique, les régions, les mosquées, les associations miliciennes... Accrédités mondialement pour apprivoiser et inclure leurs ailes jihadistes, ils auront aussi échoué sur ce terrain. Imposėe ou réfléchie, la reconduction du ministre de l'Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, prouve au moins que la machine de lutte anti-terrorisme qu'ils ont dit avoir montée, n'est toujours pas invulnérable et indépendante aux mouvements des personnes et que la continuité doit encore compter avec les personnalités. Après la corde religieuse, sur quel thème surfera la campagne? Pour l'islamisme, cette nouvelle étape sonne comme un retour à la case initiale du jeu politique avec, certes, un capital de postes clés dans l'administration et de positions avancées dans les régions, mais avec une crédibilité en partie entamée auprès des deux fronts électoraux de 2011 : les catégories fragiles socialement désabusées et les franges conservatrices désenchantées par rapport à leurs attentes religieuses et identitaires. D'où les grandes inconnues de la prochaine campagne d'Ennahdha. Après avoir raté l'occasion de la gouvernance politique et économique et surfé sur les peurs religieuses et identitaires, sur quelle corde sensible le parti islamiste peut-il encore jouer et rassembler ?