Pour la bonne conduite d'un pays, il faudra impliquer son élite, non pas l'élite rentière ou bourgeoise, mais l'élite du mérite, du labeur et du talent C'est hier que la cérémonie de passation de pouvoir s'est déroulée au palais de Dar Edhiafa à Carthage dans la matinée, dans une ambiance bon enfant. Des poignées de main et des accolades, de l'improvisation, surtout, tant au niveau de l'organisation que des allocutions. Ali Laâreyedh et Mehdi Jomâa étaient côte à côte, tout sourire. Le chef du gouvernement sortant a joué sur le registre intimiste, pour évoquer ses souvenirs de militant, ainsi que son passage à La Kasbah, difficile mais fructueux par certains aspects. Mehdi Jomâa, un peu plus distant, a remercié son prédécesseur, en saluant en lui la stature de l'homme d'Etat. Il a tenu à rassurer sur son intention de ne point dépasser les délais prévus par ce mandat «provisoire». Prêt à relever les défis, a-t-il affirmé, le nouveau locataire de La Kasbah a mis en avant l'esprit de concertation qui caractérise le peuple tunisien. Point de défilé, mais une voix morne appelait les personnes par leur nom. On surgissait, tantôt à droite, tantôt à gauche de la salle, pour saluer les deux chefs de gouvernement, parfois, on déboulait du centre, ensuite chacun repartait de son côté dans un désordre parfait. Les gardes du corps, soi-disant derrière, étaient bien présents dans l'image, parfois plus visibles que les deux chefs de gouvernement. Bref, le protocole dans la contrée Tunisie a été bien malmené. C'est hier donc que le nouveau cabinet a pris ses fonctions, après le vote de confiance organisé avant-hier à la Constituante dans la soirée, et remporté par 149 voix pour, 20 contre et 24 abstentions, après un débat qui a révolté bon nombre de Tunisiens, tellement le niveau était bas et les critiques consternantes par leur impolitesse. Faute d'arguments et de preuves, ce sont les personnes qu'on attaquait. La haine transpirait des tirades de certains constituants, dits représentants du peuple et se croyant tout permis. Au point de pousser la jeune et brillante ministre du Tourisme frontalement et méchamment agressée à présenter sa démission tout juste après avoir prêté serment. Démission, pour l'heure, entre les mains du chef du gouvernement. Les sujets de friction A présent, les dés sont jetés. On est en droit de nous poser les questions suivantes : quelle est la marge de manœuvre de ce gouvernement, que faut-il en attendre, et peut-il réussir ? Premièrement : sa responsabilité logique est de gérer les affaires courantes et de préparer les élections, avec honnêteté et indépendance. Les délais étant ce qu'ils sont, on ne peut pas en attendre de grandes réalisations, ni des stratégies, ni des visions à long terme. C'est en la préservation de l'essentiel et, surtout, en la réussite des élections que consiste sa principale mission. Quels sont ses atouts ? Ils seraient de l'ordre de trois : une certaine virginité politique. Les membres du nouveau gouvernement sont théoriquement indépendants et méconnus du grand public. Ils bénéficient d'emblée d'un jugement favorable. Deux : il y a dans l'air un petit état de grâce, parce que tout le monde est épuisé. Trois : les nouveaux membres sont dotés d'une grande expertise, pourvus de cv honorables, époustouflants pour certains et certaines. Mais, pour devenir fort, ce gouvernement devra savoir s'adresser à l'opinion publique, conquérir de la popularité, en gardant la même distance vis-à-vis des partis politiques. Sur le plan économique, en revanche, le nouveau gouvernement ne dispose que de très peu de marge. La politique étant connue, tracée, évidente, elle s'appelle la rigueur budgétaire. Il faudra rétablir les équilibres macroéconomiques et lutter contre l'inflation. Cela passera forcément par des mesures impopulaires, telles que les hausses des prix qui vont naître de la réduction des subventions de la Caisse de compensation. Il faudra aussi donner de la visibilité aux opérateurs économiques locaux et étrangers. Mais un grand risque pointe à l'horizon : à l'approche des élections, et pour se concilier un électorat flottant, les partis politiques peuvent choisir de verser dans le populisme, si facile, si immédiatement lucratif, pour attaquer le gouvernement sur ces mesures impopulaires et inévitables. A ce niveau, les hommes politiques et l'Ugtt peuvent être, s'ils le veulent, d'un appui décisif. Reste les sujets de friction. Ils se cristallisent notamment autour du ministère de l'Intérieur, à travers le rétablissement de la sécurité, mais également l'administration territoriale, en vue de la préparation des élections. C'est sur ce croisement que tout va se jouer. Reste aussi le dossier épineux de la religion, et le respect ou non de la clause désormais constitutionnelle de la neutralité des mosquées. Reste aussi la lutte contre le radicalisme, avant de le laisser franchir le pas pour devenir terrorisme. Reste enfin le grand dossier de la justice, pour lui garantir son indépendance. Souhaitons bonne chance au nouveau gouvernement. Les défis sont majeurs et l'héritage est lourd. Espérons qu'il s'en sortira grandi. Espérons que les Tunisiens se remettront au travail, et que le travail, secret de toute réussite, redeviendra une valeur. A ce titre, pour la bonne conduite d'un pays, il faudra impliquer son élite, non pas l'élite rentière ou bourgeoise, mais l'élite du mérite, du labeur et du talent. Celle produite par l'école républicaine, parce que c'est toujours la locomotive qui tire. Dans le reste du monde, cette vérité a été comprise et expérimentée bien longtemps avant nous.