Par Khaled El MANOUBI Le mode operandi de base du jeu interne est d'être à somme nulle pour les agents économiques : somme nulle au plan microéconomique sur fond de somme négative au plan macroéconomique et encore ce macroéconomique est-il brouillé par les retombées positives issues de l'importation du progrès technique exogène ; et la valeur nulle de la somme du jeu interne signifie que la logique de l'enrichissement est celle de l'affrontement permanent, d'où l'impératif de la répression des perdants, —impératif qui s'ajoute aux exigences de l'usurpation permanente de la chefferie— : je gagne ce que je te prends ou je perds ce que tu me prends. Les retombées positives issues de l'étranger ne font qu'exacerber cet affrontement généralisé; non seulement je cherche à spolier des individus en particulier, mais je dois mener un bellum omnium contra omnes (la guerre de tous contre tous) pour faire en sorte que la nouvelle manne régulièrement attendue en provenance de l'étranger tombe dans mon escarcelle et non dans celle du voisin. Naturellement, la compétence ou plutôt l'esprit pratique est ici nécessaire pour mieux berner les autres et pour mieux anticiper les nouvelles opportunités. Cette question de la compétence — dont le chef n'en a cure! — pose une question plus générale: faut-il parler de classe favorisée ou d'élite, celle-là relevant davantage de l'argent alors que celle-ci repose certes sur l'argent mais aussi sur les compétences diverses, les relations apparentes et occultes ainsi que sur des détournements directement servis par la politique? Nous estimons qu'il y a un clivage élite— autoproclamée, dira le journal français «Les échos» au lendemain des premières élections libres du 23 octobre 2011-faisant face au peuple, même si bon nombre d'individus du peuple peuvent rallier l'élite ou simplement lui servir d'hommes de main. Du reste, et grâce initialement à la France, le Néo-Destour n'a jamais été un parti mais une association fortement épaulée par des hommes de main et la bureaucratie de l'Ugtt ne fonctionnait pas de manière très différente au plan syndical. Pour rendre les choses encore moins complexes, la France a choisi deux Monastiriens pour la servir et lui succéder— Bourguiba puis Nouira — et un autre Sahélien pour diriger l'Ugtt — Ben Salah. De fait, tous les présidents et Premiers ministres d'avant la Révolution étaient sahéliens. Et déja dans un article publié dans la Revue Canadienne des Sciences Régionales en 1985, Ezzedine Moudoud reprenait dans sa conclusion une étude du Cresm : 73% des élites qui sont au pouvoir sont originaires de quatre gouvernorats littoraux (Tunis, Sousse, Sfax et Médenine-Djerba). Il faut cependant voir un point essentiel : l'enrichissement individuel ne peut se faire sans au moins la neutralité bienveillante du pouvoir — ou plutôt la chefferie de guerre! — et ne peut se concevoir sans la répression du «peuple qui galère»— comme l'appellera le journal «Les Echos» déjà cité, source de toute richesse. En ce sens, l'élite, bien qu'elle exploite économiquement la classe des travailleurs salariés ou indépendants, n'est pas à proprement parler une classe puisque la seule véritable classe dominante du capitalisme —dont la logique est imposée à la planète entière—, la bourgeoisie, peut s'accommoder du respect formel de l'égalité en droit des individus, ce que ne peut en aucune façon accepter l'élite en son sein même et bien sûr face au peuple. Autre conséquence, la logique de l'expropriation ne peut qu'aller en s'accentuant tout en s'agglutinant autour du chef. Sous ces conditions, le peu d'institutions léguées par la colonisation se délite et les réalisations nouvelles sont minées par une logique antiéconomique: ainsi les projets publics et privés sont- ils regardés d'abord comme des opportunités de commissions et de dessous de table si bien que la règle est la maximisation du coût de réalisation et non sa minimisation. A la limite, il n'y a ni économie, ni politique, ni société et, de toute façon, la réalité sociale n'appartient à l'objet d'aucune science sociale actuelle. En fait, la réalité locale («nationale») n'est qu'une dépendance, un reflet de la société capitaliste globale dotée d'une véritable logique notamment économique. Il n'en reste pas moins, cependant, que le peuple seul est poussé par sa situation dramatique et ses difficultés quotidiennes à remettre en cause cet ordre inique. Outre la répression permanente faite de surveillance stricte, d'arrestations arbitraires ou d'exactions des hommes de main, policiers ou non, l'armée ou la police a été utilisée pour tuer le peuple à plusieurs reprises: 1978, 1984, début du règne de Ben Ali contre les islamistes Mais pour qu'une révolte rampante ou explosive se mue en révolution démocratique, il faut que le porteur de ce rêve, le peuple, soit économiquement apte à le faire dans le sens suivant. L'historien de la révolution française Albert Mathiez a écrit en substance qu'à la veille de 1789, la France avait, certes, une crise des finances publiques doublée d'une forte inégalité des revenus, mais était un pays en expansion économique. D'une façon un peu analogue, le peuple ne peut s'occuper d'une manière conséquente à satisfaire son besoin de liberté qu'après avoir satisfait ses besoins physiques élémentaires. C'était précisément le cas : le revenu par habitant est passé de 150 dollars— une cinquantaine de dollars seulement pour la majorité— en 1956 à plus de 3.000 dollars à la veille de la Révolution. Certes, le salaire moyen était, en fin de période, inférieur à 600 dollars, et le salaire minimum inférieur à 200 dollars, mais quatre éléments au moins avaient contribué à améliorer le niveau de vie populaire : a) réduction du chômage déguisé et même du taux de chômage tout court ; b) extension du salariat ; c)amorce de la transition démographique avec la réduction du nombre d'individus par ménage ; d)augmentation du nombre d'actifs par ménage, spécialement par l'emploi des femmes et des filles ; avec deux salaires minimum dans le ménage, on mange à sa faim et avec trois on peut même se payer de petites «folies «, alors que près des trois quarts des musulmans étaient va-nu-pieds en 1956. Les progrès de l'alphabétisation font que le peuple est de moins en moins désabusé ; les jeunes du peuple sont de plus en plus diplômés mais aussi de plus en plus au chômage. Deux ans avant la révolution, le bassin minier du côté de Gafsa se révolte et quelques mois avant décembre 2010, une véritable bataille rangée opposa dans un stade la police aux jeunes supporters; il ne manquait plus que la fédération des révoltes. Celle- ci suivra pour ainsi dire instantanément l'extension de Facebook réalisée vers septembre 2010. La défection de l'armée, sur laquelle nous reviendrons, avait pratiquement sonné le glas du chef de guerre Ben Ali. Mais abattre un dictateur ou changer de chef ne mène pas nécessairement à la démocratie, loin s'en faut. Car l'élite s'était fort bien accommodée de Ben Ali même si, avec la montée de sa femme et de ses gendres, les plus riches commençaient à redouter d'être tout simplement gênés dans leur développement, voire dépossédés : ils connaissent bien le système pour en avoir profité mais en savent aussi que, désormais, ils peuvent en être individuellement la victime. L'élite n'a cependant pas été enchantée par la chute de Ben Ali car celle-ci a été le fait du peuple: précédent funeste et dangereux par conséquent. Ses porte-parole politiques se sont, dès avril 2011, tournés vers Bourguiba que l'élite a vite abandonné à son triste sort de prisonnier à vie et que l'on ressuscite subitement comme un symbole national, dans l'ignorance qu'elle était qu'il n'a été, depuis ses premiers pas en politique en 1930, qu'un agent au service de la France pour être au service de sa chefferie d'abord et non de celui de la Tunisie, élite comprise. Reste par conséquent le camp d'en face, car il s'agit d'un véritable face-à-face entre le peuple qui galère et l'élite richissime autoproclamée. Malgré le parti pris de l'administration du protectorat pour l'élément français, le dernier tiers de la période coloniale a vu l'apparition de dizaines de millionnaires . Tous n ‘étaient pas des collaborateurs et la majorité d'entre eux avaient pour principale mérite d'avoir pu apprendre leur métier correctement grâce notamment à une certaine prévisibilité de la gestion administrative et au respect des règles de l'art avant l'indépendance. Au lendemain de celle-ci, des millionnaires se sont renforcés ou se sont constitués par la spéculation immobilière ou foncière et, dès les années soixante, des individus partis de rien ont, notamment dans le tourisme et l'industrie, fait, grâce à la complicité du nouveau système de chefferie, leur premier million en millimes, citons Aziz Miled, Hédi Nouira et, un peu plus tardivement, Tarek Ben Ammar, neveu de Wassila Bourguiba. S'il ne tenait qu'à elle, l'élite n'est point prête à renoncer à son autoproclamation et à la perpétuation de la règle répressive. Mais comme il faut désormais plus ou moins compter avec le peuple, la perspective de la confirmation de la règle démocratique du jeu socioéconomique n'est pas à exclure. Il convient donc de soupeser les dispositions de l'élite en cas de perspective démocratique avant d'examiner la propension de cette même élite à torpiller cette nouvelle perspective. Si la transition démocratique se confirme, l'Etat de droit s'installe de sorte que la propriété individuelle s'en trouvera bien mieux protégée : la principale cause du caractère négatif de la somme du jeu intérieur disparaîtra. Ce même jeu tendra alors à être au pire à somme nulle. En fait, la nouvelle sécurité des corps et des biens pourrait faire le lit d'une innovation endogène transformant progressivement le jeu interne en un jeu à somme positive et donc à permettre un jeu gagnant-gagnant, notamment entre peuple et élite. Le potentiel de croissance s'en trouvera relevé tant sur le marché intérieur que sur le marche extérieur. Ce potentiel en a bien besoin aujourd'hui puisque les ressorts démographiques s'essoufflent et la mobilisation du capital par le pressurage du peuple se brisera sur le contrôle populaire que permet la démocratie. Ce même potentiel en a également bien besoin, car même le bas de gamme exporté tendra à être déclassé étant donné la tendance à relever sans cesse le niveau technique de toute la gamme. Mais pour saisir de telles opportunités, il faut avoir de réels mérites individuels— qui sont rares— et il faut que l'élite en tant que groupe social soit vraiment moderne ou encore réellement d'avant-garde. Collectivement, l'élite tunisienne— comme toutes les élites arabes — a abandonné la logique du moyen âge sans mordre à celle de la modernité capitaliste. Les élites turques et sud-africaines ont appris la modernité dans leur cohabitation-confrontation avec les Européens. Les élites des trois pays d'Afrique du Nord n'ont rien appris de la colonisation de peuplement européen qu'ils ont connue durant un demi-siècle au Maroc, trois quarts de siècle en Tunisie et un siècle un tiers en Algérie. Dans cette dramatique médiocrité, l'élite tunisienne a touché le fond à cet égard ; le cas de Bourguiba, qui s'est mis a la disposition de la France pour lui succéder 25 ans avant la succcesion, est unique. Excepté Bourguiba, Nouira et Ben Salah, aucun membre de premier plan de l'élite politique n'a eu le moindre soupçon quant à la transaction de base qui commande toute la vie politique jusqu'à nos jours. Le réflexe de Mebazaâ et de Essebsi consistant à aller, dès avril 2011, se recueillir dans le mausolée de Bourguiba illustre le caractère extrêmement borné de l'élite. Individuellement, le gros de l'élite s'est largement résigné pour ne pas dire qu'il s'est largement accommodé de cette chefferie anachronique et sans vue. Pendant plus d'un demi-siècle, des relations occultes se sont consolidées entre les candidats à l'enrichissement, d'une part, et, d'autre part, les politiques, la haute administration, la police politique et la justice en particulier. Relations qui ont donné lieu, pour les plus juteux projets, à des pratiques douteuses et parfois mafieuses. Ce jeu n'est certes pas aisé pour les individus qui rêvent de devenir des parvenus rapidement, mais sa règle est fort simple : afficher une allégeance à toute épreuve aux supérieurs. Comparé au jeu consistant à faire des affaire dans un Etat de droit, le jeu aliénant de l'allégeance à tous crins apparaît d'une simplicité enfantine. Au total, l'élite, aussi bien collectivement qu'individuellement, n'admettra la règle démocratique que par la contrainte. Bien plus, elle combattra cette nouvelle règle tant qu'elle le pourra, bien qu'en Tunisie l'Etat de droit constitue réellement la perspective d'avenir et pour le peuple et pour l'élite. Celle-ci rêve probablement d'un coup d'Etat à l'égyptienne, sauf que l'armée n'a, en Tunisie, ni l'expérience du pouvoir ni l'emprise sur l'économie, expérience et emprise qui font que l'élite égyptienne est d'abord militaire. En Tunisie, le fait même que la France ait, dès l'avant-guerre, conclu les deux transactions du dauphinat et du vice-dauphinat, a mis l'armée hors jeu. Naturellement, Bourguiba et Nouira ont dû recourir à l'armée pour mâter le peuple en janvier 1978 et ont même appelé un général, Ben Ali, à la tête de la police. Finalement, les Etats-Unis imposèrent à Bourguiba la succession de ce même général. Mais ce dernier continue à mettre l'armée à la diète, à compter sur la police et à maltraiter à l'occasion les officiers supérieurs. La police ne disposant ni de blindés, ni d'hélicoptères, le coup d'Etat souhaité par l'élite est problématique à moins d'une pression étrangère conséquente. Comme, au surplus, le scénario du coup d'Etat s'annonce plutôt comme une aventure coûteuse, de nature à accroître le risque de guerre civile, la stabilisation démocratique se présente comme la moins mauvaise des issues pour l'élite elle-même. Le problème est que cette élite n'a produit aucune personnalité dotée d'une vision véritable, sauf peut-être Mestiri, lequel n'a certainement pas vu la transaction de 1930 mais qui, du moins, a respecté sa propre personne en se retirant chez lui après les élections truquées de 1981. Quant à la majorité issue des élections de 2011, elle est clairement aux côtés du peuple. Ces affirmations ne sont pas de simples pétitions de principe. Voici les faits. Le semblant de Constitution a été invoqué au lendemain de la fuite de Ben Ali le 14 janvier par le Conseil constitutionnel pour déclarer vacant la poste de président et pour confier ce poste au président de la chambre basse, Foued Mebazaâ, et ce, pour deux mois. Celui-ci a maintenu le Premier ministre Mohamed Ghannouchi. Mais celui-ci, fragilisé par les onze années passées à la tête du gouvernement du dictateur, paniqua : il reconnaît publiquement le sabotage sécuritaire et économique perpétré par l'élite (mafieux, policiers travaillant au noir, élite syndicale, hommes de main du RCD, etc.) mais sans le réprouver. En effet, il déclara au quotidien Essabah du 10 févier 2011 que «les événements de Sidi Bouzid, du Kef et de Kébili ne sont pas spontanés». Mebazaâ, devenu président de transition une fois admise l'évidence de l'impossibilité d'appliquer l'ancienne loi électorale, désigna au poste de Premier ministre Béji Caïd Essebsi, président actuel du parti Nida Tounès et ancien ministre de Bourguiba et président du parlement de Ben Ali. Voici le résultat. Dans notre article publié par le bimensuel L'économiste maghrébin ( du 28 novembre au 12 décembre 2012, p.68) nous écrivions : «La croissance du premier trimestre 2011 a été sans doute positive.Sur l'ensemble de l'année 2011, la croissance a été négative (...) Les trois derniers trimestres ont donc une négativité plus marquée de la croissance». Nous pouvons aujourd'hui donner des chiffres plus précis et fort éloquents à ce égard: croissance du premier trimestre 2011: supérieure à 4% ; croissance sur l'ensemble de l'année: -2% ; croissance des trois derniers trimestres 2011 correspondant au gouvernement Essebsi : -5% ou pire encore ! Malgré la persistance du sabotage mené par l'élite, le gouvernement de la Constituante dirigé par Hamadi Jebali réalisera une croissance de 3,7 %. En 2013, il semble que le second gouvernement dirigé par Ali Laârayedh réalisera une croissance supérieure à 2 %, malgré la recrudescence du sabotage tous azimuts à l'approche des élections ; l'élite cherche à tout prix à éviter un second arbitrage des urnes. Du reste, elle n'a jamais accepté le verdict électoral du 23 octobre 2011. Pourtant, le Premier ministre Essebsi, officiellement responsable de ces élections, a reconnu à la télévision au cours de l'été 2011 que toutes les élections organisées depuis l'indépendance étaient truquées.