Par Raouf SEDDIK On a émis l'hypothèse, dans notre précédent article, d'une éclipse de l'art musulman. En évoquant sa transformation en technique d'ornementation. Une telle éclipse serait intervenue essentiellement en raison de la domination de l'élément théologique dans la culture musulmane... Même dans le meilleur des contextes, on ne voit pas que quelque chose comme une corporation des artistes ait pu se constituer qui aurait fait valoir la légitimité de son rôle et de ses approches face aux autres composantes de la société musulmane et de ses élites savantes et régnantes... Un tel état de choses, dans le passé musulman, a pu également être causé par le fait que les intellectuels, et en particulier les philosophes, ont eu tendance à s'aligner sur une position platonicienne, dont nous savons qu'elle entretient la suspicion à l'égard de l'artiste dans la cité. Il n'est que de voir quelle place occupe Platon dans la pensée politique d'un Farabi... Quant à Aristote, qui a eu sur l'activité artistique d'autres vues, ce n'est pas sur ce terrain qu'il était sollicité... C'est, chez lui, un côté « païen » qui semble avoir été laissé de côté par ses plus grands admirateurs, tel Averroès. Mais la question de l'éclipse de l'art, qui renvoie sans doute à une des grandes catastrophes qui peut survenir dans la vie d'une civilisation, est une question qui se pose aussi dans le contexte occidental... Malgré, ou peut-être à cause de la grande profusion des genres artistiques auxquels nous assistons aujourd'hui, une telle question se pose. Sans chercher à comparer des situations très distinctes, il s'agit pourtant de ne pas être dupe de cette sorte de folie artistique, de cette explosion des techniques à laquelle donne lieu l'art dit « contemporain »... Depuis près d'un siècle et demi, on a enregistré plusieurs révolutions artistiques en Occident. Dans le domaine de la peinture, à travers la succession des mouvements qui ont nom impressionnisme, fauvisme, cubisme, futurisme, expressionnisme, abstrait, dadaïsme, surréalisme, on a surtout assisté à une insurrection du sujet : l'objet, quand il ne s'efface pas, sert de simple support à un jeu de formes et de couleurs qui correspondent davantage à la projection sur la toile d'une «intériorité», selon l'expression utilisée par Kandinsky. Après la Seconde Guerre mondiale, on voit arriver le « pop art » et tout un ensemble d'approches qui ne se contentent plus de jouer sur la marginalisation de l'objet, mais qui entreprennent aussi de jouer sur le support, en rompant les usages habituels. On assiste à une certaine frénésie de l'innovation qui fait complètement exploser les repères du travail artistique. Il ne s'agit plus ici de peindre son intériorité, mais de changer le sens du mot peindre et de bouleverser les frontières entre les différents arts... L'artiste, qui a renoncé dans un premier temps à peindre l'objet, voilà qu'il fabrique l'objet : non pas tel objet qui existe déjà dans le monde, mais cet objet qui n'a d'autre fonction que de répercuter dans le monde un instant d'inspiration... L'art contemporain, pris en ce sens, revêt une dimension de contestation : il s'insurge contre l'hégémonie de l'objet issu de l'industrie, qui induit chez l'homme un comportement déterminé, ou prédéterminé : celui du consommateur. Il est donc le lieu d'une liberté réaffirmée contre l'ordre de l'objet à consommer et de son hégémonie dans le quotidien de l'homme d'aujourd'hui. Le savoir-faire artistique, non seulement n'est plus aussi essentiel ici, mais il est clairement contesté. C'est du moins la tendance affichée par le «ready made» qui, selon la définition qui en est donnée, consiste à promouvoir au rang d'objet d'art un objet usuel... Une des œuvres fétiches du fondateur de ce courant, Marcel Duchamp, est un urinoir en porcelaine... Une autre œuvre est une roue de bicyclette. Il s'agit dans tous les cas d'objets trouvés qui, dès lors qu'ils sont exposés, échappent à l'existence qui leur est assignée et se découvrent un nouveau visage. Leur changement de statut tient uniquement, en somme, à la décision souveraine de l'artiste : non pas à son travail, ni à l'autorité que confère un savoir-faire quelconque, mais à sa décision, à son pouvoir autoproclamé – et cependant reconnu– de changer l'identité des choses qui nous entourent. Pourquoi un tel pouvoir ? Parce que l'artiste se présente comme un libérateur : en dégageant l'objet de son asservissement à l'ordre de son utilité ou de sa banalité, en le projetant dans l'ordre de la présence au monde, de la simple mais pleine existence, il libère en même temps l'homme-spectateur de son aliénation à ce même ordre qui, tout en dégradant les choses, dégrade également l'homme. On se souvient de ce mot d'Aimé Césaire : « La colonisation travaille à déciviliser le colonisateur... » La question se pose cependant de savoir si, à mesure qu'il devient libérateur, l'artiste ne perd pas cette vocation millénaire qui fut la sienne, et qui consiste, comme nous l'avons dit, à faire jaillir la lumière dans l'obscurité de la matière, ou de l'obscurité de la matière. On se demande également dans quelle mesure cette libération ne donne pas lieu à une imposture : sorte de jeu de provocation qui relève d'une passion de la dérision ou d'une religion de la futilité... On ne tranchera pas ici, mais il est évident que la question se pose... S'impose même. On ne tranchera pas parce que, tout compte fait, rien ne nous assure que, dans le lot de cette effervescence de l'art contemporain, il n'y a pas, malgré tout, un fil incandescent qui mène ou qui rêve d'un autre monde... D'un autre sujet, d'un autre objet et d'un autre lien entre les deux.