Par Hatem M'RAD * La démocratie participative est une expression connue et galvaudée. Mais, relève-t-elle des peuples de dieux, comme l'aurait prédit J.-J. Rousseau ? Les peuples démocratiques se lassent-ils un peu trop vite de leur participation politique ? La transition démocratique finit-elle par lasser ses propres promoteurs, fatigués de ses désagréments, et préférant les bouleversements doux et patients ? La démocratie participative est reconnue comme étant un principe d'aménagement du fonctionnement des institutions politiques, consistant à associer des citoyens, groupes, associations ou leurs représentants au processus de prise des décisions. Elle peut aussi être considérée comme l'ensemble des activités collectives des gouvernés pouvant leur donner une influence sur le fonctionnement du système politique. Dans les régimes démocratiques où elle est considérée comme une valeur fondamentale, la participation est associée même au concept de citoyenneté. Et le vote aux élections est censé être l'acte participatif le plus symbolique, le plus achevé et le plus décisif, même s'il est épisodique et intermittent. En Tunisie, si l'on n'y prend pas garde, c'est le contraire qui risque de prévaloir. Au rythme, en effet, où vont les enregistrements des inscriptions, et en raison du peu d'empressement des citoyens à s'inscrire sur les listes électorales, on tend de plus en plus vers une sorte de démocratie non participative, une démocratie sans électeurs, sans démocrates. Le vote, c'est après tout le Smig de la démocratie participative, la base minimale, mais aussi sa base vitale. C'est à partir de cette base qu'on peut tendre vers toujours plus de participation, ou vers d'autres formes de participation plus variées, et complémentaires. Au point que sans le vote, les autres formes de participation ne comptent plus. Car, en démocratie, c'est d'abord par le vote que le citoyen acquiert la plus grande influence sur le sort et la nature du pouvoir politique qu'il cherche à établir. Ce Smig participatif n'est plus sûr en Tunisie. Avant l'expiration du délai d'inscription sur les listes électorales, fixé au 22 juillet, on a peu de chances de voir s'inscrire un grand nombre de personnes parmi les 4,5 millions qui restent encore à inscrire. Etonnant Tunisien. Autant on pouvait comprendre son désir de ne pas s'inscrire autrefois dans le système de parti unique, autant on est étonné par son indifférence vis-à-vis du processus électoral pluraliste et démocratique d'après la révolution. Comment un peuple qui a démontré son volontarisme révolutionnaire pour abattre la dictature et construire la démocratie peut être à ce point désinvolte en refusant de s'inscrire et de voter ? L'argument majeur des non-inscrits, c'est de prétendre qu'ils ont été déçus par la majorité au pouvoir, la Troïka, par la classe politique, par l'esprit partisan et sectaire des minuscules partis politiques, par l'abus des islamistes, par le maintien de la situation économique et sécuritaire telle qu'elle est. Mais tout cela n'est pas toujours convaincant. On pourrait justement leur retourner l'argument. Peut-on combattre ces multiples dérives et confusions de la transition par le refus de voter, par la démission, à la limite par un statut de voyeur? Et puis, normalement, quand on est déçu par une majorité ou une situation politique, on les sanctionne aux élections par un vote franc et massif, sans se plaindre outre mesure. Les Tunisiens se sont trop englués dans la torpeur et la platitude, qu'insufflait naturellement le régime autoritaire pour s'habituer aux difficultés, complexités et nuances du processus démocratique, qui exige des choix, des réactions, des décisions à chaque instant. La démocratie est une machine qui ne fonctionne pas toute seule, il faut être plusieurs pour la faire marcher. Lors des élections de la Constituante, les abstentionnistes ont cru que la démocratie pouvait marcher toute seule, qu'on pouvait toujours faire confiance aux autres pour la mettre sur les rails. Les résultats furent à la mesure de la naïveté des abstentionnistes. L'islam politique était de retour. Et la démocratie elle-même a reculé. La modernité aussi. On était tout près du précipice. Les Tunisiens veulent-ils une démocratie sur un plateau? Croient-ils vraiment qu'il peut y avoir une démocratie sans démocrates ou une élection sans électeurs? Veulent-ils se battre et affronter l'adversité comme des citoyens déterminés et positifs ou rester comme des éternels pleurnichards anarchistes, contestant tout, renvoyant toujours la faute sur les autres, en croyant qu'ils sont, eux, au-dessus de tout? A quoi ils s'attendent trois ans après une révolution? Que trésors et richesses leur tombent sur la tête ou que l'Islam politique sera éradiqué d'un coup après 50 ans de non-histoire ou de sujétion? Ceci est quand même regrettable au moment même où le magazine The Economist vient de publier un dossier sur le monde arabe, «The tragedy of the Arabs» dans lequel il reconnaît que la Tunisie est le seul pays du Printemps arabe où la démocratie est devenue une réalité. On devrait ajouter, une réalité à construire en permanence, à rectifier inlassablement, tant les vices et les vertus de la démocratie sont condamnés à vivre ensemble. Mais, comme disait l'autre, «la liberté ne s'use que quand on ne s'en sert pas». S'il faudrait attendre l'instauration d'une théocratie islamique ou le retour de la dictature laïque pour sortir le Tunisien de sa nonchalance civique, ce serait sans doute dans un autre monde. H.M. (Professeur de science politique-université de Carthage)