Pour le chercheur américain Laurence Michalak, le petit commerce informel est révélateur des difficultés économiques que rencontrent les Tunisiens depuis des décennies. Les députés de l'ANC ont voté, jeudi, les articles de la loi de finances complémentaire pour renforcer la lutte contre le commerce parallèle. Au même moment, l'anthropologue américain Laurence Michalak a donné une conférence pour présenter sa recherche sur le petit commerce informel au Cemat (Centre d'études maghrébines) à Tunis. En pleine rédaction d'un ouvrage à ce sujet (qui devrait paraître en fin d'année), le chercheur s'est intéressé aux petits vendeurs, notamment ambulants, les nassaba, en tentant de comprendre leur mode de vie et leurs motivations. Dans la petite salle climatisée du Cemat, des chercheurs, journalistes et acteurs de l'économie tunisienne ont assisté à la conférence. Fruits, légumes, cigarettes et prostitution Selon les chiffres de la Banque mondiale, le commerce informel représentait 38,4% du PNB tunisien et plus de 50% de la main-d'œuvre en 2010. Laurence Michalak a, néanmoins, souligné la difficulté de définir clairement le commerce informel ; il en existe différents degrés et les secteurs formel et informel peuvent parfois se confondre. Les caractéristiques tiennent en deux éléments essentiels : l'absence d'autorisations pour exercer une activité et le non-paiement d'impôts. Il a choisi d'étudier le "petit commerce informel" en excluant notamment le travail agricole ou celui de la construction : "Il s'agit de faire des choses simples avec peu de capital" a-t-il expliqué. Les marchands ambulants, les vendeurs sur les marchés hebdomadaires installés de manière illégale ou encore la prostitution sont autant de domaines qui ont intéressé l'anthropologue. Du carton à l'alcool en passant par les cigarettes et les fripes, le chercheur est ainsi allé à la rencontre de ces vendeurs de l'illégalité. "J'ai surtout laissé les liens personnels se développer avec les vendeurs en privilégiant l'échange au lieu d'être le seul à poser des questions", a ainsi expliqué Michalak. Un moyen qu'il juge plus efficace que les statistiques pour observer leurs conditions de travail et comprendre leur mode de vie. Un "fait social total" Car, pour lui, le commerce informel fait partie des éléments incontournables de la société tunisienne; il constitue un "fait social total" selon le concept de l'anthropologue Marcel Mauss. Autrement dit, il se situe au cœur de tous les grands problèmes que connaît le pays aujourd'hui : chômage, économie en berne, manque de légitimité de l'Etat, absence de contrôle policier... "A travers le portrait d'une vingtaine de ces vendeurs informels, on peut en apprendre énormément sur la Tunisie", a affirmé le chercheur. Un argument illustré par le martyr de la révolution, Mohamed Bouazizi, dont l'immolation en décembre 2010 a marqué le début des révolutions arabes et qui était vendeur ambulant. En outre, Mohamed Bouazizi est emblématique des vendeurs ambulants tunisiens : il devait assurer un revenu pour huit personnes et vendait des fruits et légumes, comme une grande majorité des nassaba, selon le chercheur. Les insuffisances de l'Etat S'il a toujours existé (les rues d'Espagne, ou d'Algérie à Tunis par exemple sont connues pour la présence de vendeurs ambulants), le phénomène de l'"informel" s'est amplifié depuis la Révolution: "Quand l'Etat n'assure plus son rôle, les citoyens se tournent vers l'économie informelle", a expliqué Laurence Michalak. Un sentiment observé sur le terrain par les organisateurs du projet Tlili; une initiative menée par l'association Taams (Association tunisienne pour la stabilité et le management) et qui cherche à intégrer les acteurs de l'économie informelle à l'économie formelle. L'organisation cherche par exemple à favoriser les liens entre les vendeurs et les municipalités pour éviter les conflits en favorisant le dialogue. Assistant à la conférence, un des coordinateurs du projet, Tarek Lamouchi, a fait part des résultats des focus group qu'ils ont réalisés avec des vendeurs ambulants. Ces derniers ont exprimé une grande méfiance envers les institutions de l'Etat, et semblent ignorer les avantages que pourrait leur fournir un vrai travail dans l'économie formelle, comme la protection sociale. Une résistance inconsciente des petits vendeurs Les nassaba se positionnent ainsi de facto en situation de résistance face à l'Etat pour Laurence Michalak. Ils rejettent les lois qui leur imposent d'avoir une autorisation pour leurs activités, et les transgressent en s'installant dans les rues. Ils luttent pour occuper l'espace public comme bon leur semble et deviendraient presque révolutionnaires malgré eux. Toutefois, si l'affaiblissement des pouvoirs publics à la suite de la Révolution a favorisé encore davantage l'informalité, le chercheur Hamza Meddeb a tenu à rappeler que de nombreuses régions de Tunisie étaient déjà délaissées par l'Etat. L'économie informelle est ainsi devenue l'unique moyen de subsistance pour une grande partie de la population tunisienne. Un problème à relativiser Cependant, Laurence Michalak a tenu à relativiser son influence négative : "Le problème, ce n'est pas l'économie informelle mais le chômage", a-t-il soutenu. Si les vendeurs ambulants ne payent pas d'impôts, ils en seraient de toute façon exempts en travaillant légalement puisque la plupart gagnent moins de 5.000 dinars par an. Un élément que le chercheur a soulevé contre les nombreuses critiques de l'organisation patronale, Utica (Union tunisienne du commerce et de l'artisanat), qu'il classe parmi les "ennemis" de l'économie informelle. Pour conclure, le chercheur a expliqué que malgré la recherche de solutions, l'extrême pauvreté et la complexité du statut législatif de ces vendeurs rendent leur intégration à l'économie formelle difficile. Pour l'heure, les travaux d'organisations comme Enda inter-arabes, qui fournit des micro-crédits et favorise le travail des micro-entrepreneurs, ou encore la Taams sont les initiatives les plus prometteuses pour Laurence Michalak.