C'est un événement culturel qui parcourt tout le Maroc et ambitionne d'entrer dans les annales. L'enjeu ? Saisir et comprendre les expressions artistiques du seul pays du Maghreb resté en paix après le «Printemps arabe». Après l'inauguration du premier musée d'art moderne et contemporain à Rabat début octobre, le Maroc affiche, à partir de cette semaine et en collaboration avec le musée du Louvre et l'Institut du monde arabe (IMA), son ouverture culturelle à Paris à travers deux expositions majestueuses : «Le Maroc médiéval» et «Le Maroc contemporain». Le Monde arabe sous pression En 2014, chez Batoul S'himi, la suite du «Printemps arabe» prend la forme d'une cocotte minute vert pastel bizarrement découpée. Mille ans auparavant, c'était le règne des Idrissides lequel règne fut en déclin et les nouveaux maîtres de Fès, des tribus alliées aux puissants voisins fatimides et omeyyades, commandèrent un nouveau Minbar en bois de cèdre sculpté pour le prêche du vendredi. Deux œuvres actuellement exposées à Paris pour montrer que le Maroc est resté ce qu'il était depuis toujours : un carrefour de civilisations soumis aux cultures et pressions diverses et variées. Un empire conquérant et multiculturel Dans Le Maroc médiéval au musée du Louvre, c'est un empire conquérant et multiculturel qui s'affiche avec fierté. Le monumental lustre-cloche de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès - c'est la folie de l'avoir sorti en le portant à la manière d'une «mariée» dans la médina de Fès et suspendu au Louvre le temps de l'exposition - symbolise avec éclat et raffinement la victoire glorieuse des armées du sultan Abu al-Hasan en 1333 lors de la bataille de Gibraltar contre les chrétiens. C'est le sultan lui-même qui ordonna que cette cloche d'église fût transformée en lustre de mosquée. Un peu plus loin sur le parcours de l'exposition, on remarquera le célèbre griffon qui ornait avec une certaine arrogance le toit de la cathédrale de Pise. Créée dans un atelier d'al-Andalus ou du Maghreb, la grande sculpture en bronze a pu être prise comme butin lors de l'une des batailles qui opposèrent les Pisans aux musulmans au cours du 11e siècle. Depuis toujours, du Moyen Âge jusqu'à nos jours, la culture a permis de mener des batailles et de savourer et sublimer les victoires. À l'Institut du monde arabe, 82 artistes visuels exposent plus de 300 œuvres dans l'exposition phare sur la création marocaine contemporaine. Jusqu'en janvier 2015, il y aura aussi plus de 80 philosophes et intellectuels qui s'y rencontreront et 400 chanteurs, musiciens, danseurs et chorégraphes présenteront 40 spectacles. Une illustration de la pluralité des expressions artistiques qui règnent dans le Maroc d'aujourd'hui et de la nouvelle Constitution marocaine du 29 juillet 2011 qui revendique son attachement à la diversité et «aux valeurs d'ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures et les civilisations du monde». L'apogée de l'Occident islamique Au musée du Louvre, les racines de cet héritage sont brillamment mises en évidence. Dans le plus grand musée au monde, Le Maroc médiéval revit pleinement son époque de gloires et de contradictions. Entre les 11e et 15e siècles, on y rencontre l'apogée de l'Occident islamique avec une succession de dynasties. L'exposition ouvre avec l'époque des Idrissides ce royaume autonome fondé au 9e siècle qui a vu naître la ville de Fès, capitale spirituelle et culturelle du Maroc. En 1070, les Almoravides élisent Marrakech comme nouvelle capitale. Les Almohades (1146-1269) créent un empire centralisé autour de trois capitales : Marrakech, Séville et Rabat. Le dogme de l'unicité divine s'installe et la calligraphie s'impose comme l'expression artistique majeure d'une nouvelle culture visuelle. Un médiateur entre l'Afrique subsaharienne et l'Occident latin Une stèle funéraire en marbre sculpté du 12e siècle de la nécropole de Gao-Saney au Mali témoigne de l'extension de l'empire vers l'Afrique subsaharienne. À cette époque, le Maroc jouait un rôle très important au point de vue commercial : «Le Maroc était un médiateur entre l'Afrique subsaharienne et l'Occident latin. Plusieurs itinéraires commerciaux ont été dessinés à cette époque, plusieurs villes ont vu le jour : Tombouctou, Marrakech, Cordoue... Il y avait aussi des échanges avec Pise, Venise, Gène». Et c'est à Yannick Lintz, directrice de département des Arts de l'Islam au Louvre et cocommissaire de l'exposition, de renchérir : «Nous avons envie de montrer que cela n'a pas été uniquement un moment de djihad entre les Catholiques d'Espagne et les Arabes de l'Afrique du Nord, mais un vrai moment d'échange et de développement artistique et culturel. Le Maroc médiéval détermine l'identité culturelle marocaine dominante d'aujourd'hui». Les révélations du Maroc contemporain C'est Jean-Hubert Martin — à qui l'on doit l'exposition mythique Les Magiciens de la Terre — qui a fait la sélection des artistes. «Le choix a été fait à partir des œuvres. On est parti en voyage, dans des régions où les gens du milieu de l'art marocain ne vont pas en général : dans le sud, la partie orientale, dans des endroits un peu retirés, et on a vu beaucoup d'artistes. Ainsi, notre choix nous a permis de révéler peut-être même aux Marocains quelques artistes vraiment méconnus qui se trouvent dans cette exposition». Après la présentation des pionniers des années 1960 comme Mohammed Melehi, Farid Belkahia ou Abdelkébir Rabi', c'est aux jeunes artistes de questionner leurs fantasmes, la migration et les conventions. Nour Eddine Tilsaghani nous conduit au milieu d'une plage de sable sur un Passage protégé marqué en jaune criant sous forme de tirage numérique peint sur toile. Hassan Echair présente une mystérieuse et inquiétante Caravane carbonisée faite de rondelets métalliques noircis. Mohammed Laouli se moque de nous avec son Golf project où il déroule un bout de gazon sur un terrain vague après la destruction : «Maintenant je peux jouer sur le gazon des bouchers». La présence du corps et des jeunes artistes femmes qui se réapproprient leur corps est un autre des grands thèmes de l'exposition : «il y a des femmes qui, pour la première fois, non seulement représentent le corps, mais elles se présentent elles-mêmes, raconte Moulim El Aroussi, le commissaire général associé. Dans une société qui est encore traditionnelle, c'est quelque chose de très fort de voir des filles prendre le risque de proposer leur corps et de le mettre en scène». «Casse-tête pour musulman modéré» C'est Safaa Mazirh qui expose dans sa série Autobiographie, d'une manière déchirante, le corps nu d'une femme accroupie et visiblement mal à l'aise. Nadia Bensalla nous emmène pendant 2 mn 45 à Marrakech où elle se promène sous les insultes des passants, parce qu'habillée d'une burqa qui s'arrête la hauteur d'une robe courte. D'autres artistes osent même jouer avec l'iconographie religieuse comme Mounir Fatmi avec sa Casse-tête pour musulman modéré où il transforme des rubick's cubes en Kaâba. Est-ce qu'une telle exposition serait possible au Maroc ? «Tout à fait, remarque Jean-Hubert Martin. Malheureusement, il n'est pas prévu de montrer cette exposition au Maroc, mais je pense que cela ne poserait pas de problème d'y exposer les mêmes œuvres. Par exemple, Saïd Afifi montre un cube noir, donc une Kaâba, en train de sombrer dans la mer. Il montre également La Mecque avec la Kaaba remplacée par une sphère. Et ses œuvres ont été exposées dans une galerie à Casablanca». Pour Moulim El Aroussi, chef du département de philosophie à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Casablanca et commissaire général associé, l'aspect essentiel de l'exposition se trouve ailleurs : «La scène artistique marocaine est aujourd'hui la plus vivace au niveau de la Méditerranée, du monde arabe et de l'Afrique. Cette exposition est exceptionnelle, parce qu'elle représente une rupture dans le champ artistique marocain, c'est-à-dire entre une pratique moderne devenue académique et une pratique artistique contemporaine, basée essentiellement sur des éléments et des moyens d'expression nouveaux».