Par Raouf Seddik Depuis Kant, qui démontre qu'il n'est pas possible d'établir l'existence de Dieu par des arguments rationnels, il règne dans le monde un silence étrange... Mais un silence parfois propice à cette pensée, dont l'écho se fraie un chemin dans ces propos inaudibles que nous nous tenons dans les moments de solitude : et s'Il existait ! Ce qui voudrait dire alors qu'il se dérobât à nous. Qu'il refusât que sa présence dans notre vie n'advînt autrement qu'à travers l'épreuve d'un manque d'assurance. D'un pari, par conséquent, qui engageât tout notre être sans qu'à aucun moment on ne pût se prévaloir de la moindre certitude aux yeux d'autrui. Ni même à nos propres yeux, quoi qu'un assentiment intérieur pût devenir assourdissant. Peut-être irrépressible. De sorte que témoigner de l'existence de Dieu se ferait presque à son corps défendant : à son propre insu, par lapsus en quelque sorte. Et que c'est précisément cela que Dieu attendrait de nous... Il attendrait aussi que la vie religieuse se redessinât par-delà ou par-dessus les frontières confessionnelles, à travers la sympathie toujours silencieuse de ceux qui ne font jamais que trahir une présence intérieure, mais qui ont cependant l'audace de conférer à cet événement à peine perceptible le statut d'un acte fondateur pour l'avenir. Nous l'avons dit précédemment : il faut qu'il y ait retrait pour qu'il y ait mémoire. L'éclipse de Dieu crée les conditions d'une mémoire partagée : mémoire de sa présence. Et sans mémoire, pas de communion possible. Mais ne nous laissons pas emballer, ni abuser par les mots : l'absence de Dieu demeure une exigence de la raison dans sa relation avec elle-même. C'est elle qui décide, de façon souveraine, que l'existence de Dieu ne saurait être prouvée. C'est elle qui ouvre le gouffre de l'incertitude et qui, de ce fait, constate l'absence. Non pas l'inexistence, mais l'absence : ce qui est absent peut être tout simplement inexistant, mais il peut aussi être dissimulé ! On ne sait... Ce faisant, la raison ne fait rien d'autre que redéfinir les limites de son territoire. Elle fait acte d'humilité, en s'appropriant dans le même mouvement les attributs de son autonomie. La communion dans la mémoire ne peut s'accomplir dans le déni d'une raison sans laquelle elle-même, cette communion, n'aurait pas été possible. En fait, la relation doit être de gratitude, non de revanche. Et, si elle est de gratitude, alors la raison doit être consacrée dans son pouvoir critique. Ce qui signifie que la communion dont nous parlons doit s'affirmer et s'exprimer dans le respect d'une raison qui ne cesse pas de douter, de rappeler que l'hypothèse de l'inexistence n'est pas moins valable théoriquement que celle de l'existence, selon ce que nous enseigne le penseur allemand de Königsberg. Une des difficultés de l'homme moderne est d'accepter ce fait nouveau, à savoir que la raison, à travers sa vocation rigoureusement critique, est une alliée de la foi, dans ce que celle-ci a du moins de plus spontané et de plus vivant... De plus proche de cette sorte d'effraction par laquelle Abraham s'empare un jour d'une parole venue de nulle part. Bien sûr, cela suppose que la raison ne s'enferme pas dans une représentation iconoclaste de son rôle. Cela suppose qu'elle ne tombe pas en pâmoison devant son pouvoir de négation, dans une sorte de mouvement narcissique. Cela suppose enfin qu'elle accepte de regarder du côté de la philosophie, sans estimer faussement que la philosophie est affaire de philosophes... Aujourd'hui, nous disposons avec la «phénoménologie» inaugurée par l'Allemand Husserl d'un vaste mouvement de pensée qui se définit comme une radicalisation du doute cartésien. Mais cette radicalisation du doute est mise au service d'un projet qui consiste lui-même à renouer avec la vérité de la chose, dans son apparaître. Ce qui veut dire que la pratique philosophique nous donne au moins l'exemple d'un usage du doute qui débouche, non sur une négation devenant à elle-même son propre but et sa propre passion, mais sur une redécouverte du monde ouvrant de larges perspectives... Aussi bien en matière d'approfondissement du regard face à ce qui se donne qu'en matière de partage de cette expérience de connaissance. Mais il est une autre difficulté à laquelle doit faire face l'homme moderne : que faire de la mémoire de la Promesse? Que faire de tout l'héritage qui est bâti sur la préservation de cette mémoire ? Et qui nous a valu l'épopée des grandes joutes de civilisation sans lesquelles l'Histoire ne serait qu'une somme de bruits de couloir. Répondre à cette question est l'autre mission qui nous est donnée ! Si Dieu existe ou, pour parler comme Emmanuel Lévinas, s'il nous vient à l'idée, alors on peut penser aussi qu'Il nous parle. Par énigmes bien sûr. Chaque existence, avec son itinéraire particulier, est comme un message codé qui est à traduire en mission. Et c'est la même chose pour l'humanité dans son ensemble... Nous sommes, dans notre chair, et jusque dans nos doutes et nos blessures, le livre sur lequel Dieu écrit et qu'Il nous donne à déchiffrer... De là où Il se cache ! On peut ne pas y croire. Mais on peut aussi estimer que c'est céder à une belle tentation que de considérer qu'après l'ère des prophéties, c'est désormais ainsi que Dieu adresse son message aux hommes et reconduit l'ancienne Promesse... Et qu'il existe d'ailleurs une continuité entre ce qu'Il nous dit aujourd'hui et ce qui est contenu dans les textes des grandes traditions. De sorte que c'est un même effort de mémoire qui est à l'œuvre : effort qui restitue dans les textes l'immémorial qui résonne en eux et qui donne sens à l'ensemble et, d'autre part, effort qui dégage le sens d'une parole divine travaillant l'histoire de chaque existence individuelle, comme celle de chaque nation et, au-delà, celle de l'humanité entière... Inversement, c'est une même amnésie qui achoppe sur la lecture des textes en se laissant arrêter par l'apparent, le trop apparent, et qui par ailleurs se fourvoie ou s'aveugle dans la compréhension du message que recèle le parcours de sa propre vie, ou de celle de l'autre...