Kairouan, l'île (spirituelle) de Oqba, comme nous l'avons appelée, a été fondée par ce général arabe en 670 au centre d'une aire géographique la rendant à l'abri d'éventuelles attaques byzantines pouvant débarquer sur les côtes du pays d'Ifriqiya (Africa). Mais les rapports de la ville sainte avec la grande Bleue restèrent très étroits, et ce, malgré la soixantaine de kilomètres qui les séparent. Rapports marqués par une affinité évidente de la première pour la seconde mais aussi par des légendes parfois amusantes. Les Aghlabides (800-909), qui ont fait de Sousse leur capitale estivale, ont ainsi procédé à l'ancrage de la ville sainte au littoral et vice-versa. C'est à la plage de Sousse dite aujourd'hui de Sidi Boujaâfar, en référence au moine-soldat cheikh Abou Jaâfar Ahmed (ou Hammouda) Ibn Saâdoun Al Ourboussi (originaire de Orbouss, région du Kef, décédé en 934), que les émirs aghlabides avaient construit leur résidence estivale appelée «Qobbet El Raml» (Dôme du sable). Œuvre de l'émir Al Abbas Ahmed qui régna au milieu du IXe siècle, monument disparu depuis des siècles. Déjà en 816, l'émir Ziyadat Allah Ibn Ibrahim avait ordonné de construire un arsenal à Sousse et de rapprocher ainsi de Kairouan la flotte militaire. L'Ifrikiya avait avant cela deux arsenaux, le premier à Tunis et le second à Sidi Daoud au Cap Bon. C'est à partir de Sousse qu'est partie la première expédition aghlabide en Méditerranée. C'était en 821 dans le cadre d'une attaque réussie, organisée par le même émir et qui avait pour objectif l'île de Sardaigne. A partir de ce moment-là les Aghlabides purent étendre leur hégémonie sur une partie du bassin occidental de la Méditerranée, celle entrant dans l'aire géographique de leur principauté et conquérir ainsi Pantellaria, la Sicile, Malte, Sardaigne… De Kairouan et jusqu'en Sicile Sous les ordres du grand jurisconsulte et cadhi de Kairouan Assad Ibn Al Fourat, nommé amiral par Ziadat Allah Ibn Al Aghlab, quelque 10.000 hommes prient la mer en 827 à partir du port de Sousse pour mettre fin aux agressions perpétrées par les flottes du Sud de l'Europe byzantine. Première conquête, l'île de Pantellaria. Direction la Sicile, prise de Mazzara del Vallo puis siège de Syracuse. Là, Assad Ibn El Fourat fut mortellement blessé puis succomba à ses blessures. En 831, l'armée musulmane prit Palerme et Enna au centre de l'île qui céda en 859. Ce n'est qu'en 878 que Syracuse céda. Les Musulmans restèrent jusqu'en 1300 même si leur pouvoir disparut définitivement en 1091, soit près de cinq siècles. Une présence qui n'avait rien de «militaire» mais qui «était surtout économique et culturelle» (Raja Karchani - Labaïed - Faculté des Lettres de La Manouba : «Grandeur de l'Islam en Sicile» in La Presse du 21 février 2001 - VA : La Sicile islamique et normande - in : Qantara, juillet 2009). Le gouvernement de Kairouan prit aussi possession de l'archipel maltais. C'était en 878, soit près de huit ans après la première tentative de conquête. Le pouvoir aghlabide s'y maintint jusqu'en 1048 soit près de 40 ans après la chute de la dynastie, mais la présence musulmane, elle aussi essentiellement culturelle, s'y poursuivit près de deux siècles. La légende de Sidi Sahnoun… Les Kairouanais ont donc gardé un engouement prononcé pour la mer, entendre par là les baignades estivales et leurs plaisirs. C'est pour fuir la grande canicule dont la ville sainte est le théâtre au cours de chaque été qu'ils s'arrangeaient pour aller, en famille, passer leurs vacances en bord de mer. Destinations classiques Sousse, essentiellement, puis Monastir. Hammam-Lif a elle aussi constitué une destination de prédilection mais c'est à une époque toute récente (début du XXe siècle). Monastir avait, elle, l'avantage de posséder une plage rocailleuse, «Lella El Kahliya» où la gent féminine pouvait s'adonner aux baignades loin des regards indiscrets des hommes. Cette dernière était spécialement choisie par les familles les plus conservatrices. Les familles kairouanaises venaient donc en nombre louer auprès des familles soussiennes et monastiriennes des habitations estivales. Pour les moins aisées parmi elles, de courts séjours à la «Zaouia» (mausolée) de Sidi Boujaâfar pouvaient faire l'affaire. Ainsi de solides liens d'amitié se sont tissés tout au long des années entre ces familles. Si la plupart des femmes kairouanaises se contentaient avant de venir passer leur après-midi sur la plage sans se baigner ou bien à s'asseoir dans l'eau en bordure de mer (El hachia), les hommes, eux par contre, étaient rompus à l'art de la baignade du maintien sur place appelée «aouma bayyari» ou natation du type «dans le puits». Il s'agit d'une technique adaptée à l'exiguïté des puits d'irrigation dans les campagnes (bir sen'iy) qui étaient assez large côté diamètre par rapport aux puits des maisons citadines mais qui ne permettaient pas pour autant les déplacements. On sentait donc une frustration de ce côté là chez les Kairouanais et une légende assez amusante servait de compensation à cet état de fait. Que disait cette légende ? Eh bien qu'à l'origine la mer arrivait jusqu'à Kairouan. C'est Sidi Sahnoun (le fameux Imam Sahnoun, jurisconsulte et grand cadhi d'Ifrikiya à Kairouan à l'époque des Aghlabides né en 777 et mort en 854) qui a fait reculer la grande Bleue. Connu pour son immense science, il est un jour venu dit-on face à la mer et de sa canne il lui a donné un coup : «Je suis un océan et toi tu en est un. Et deux océans ne doivent jamais se rencontrer («Inti bhar wana b'har ou b'har ma y qabel b'har»). C'est que les grands savants érudits étaient surnommés à l'époque «bahr el ouloum» (océan de sciences) d'où la métaphore. Cela permettait aussi d'expliquer la salinité exagérée du puits qui existe jusqu'à nos jours à quelques mètres du mausolée de l'illustre personnage. …et celle de Sidi Amor Abada Alors que font les deux gigantesques ancres qui trônent à l'entrée Est de Kairouan? Sont-ce les vestiges d'un port ancien à ramener à la légende de Sidi Sahnoun? Représentent-elles les expéditions de Assad Ibn Al Fourat? Ni l'une ni l'autre de ces deux suggestions. Elles sont là tout simplement grâce à la volonté d'un mystérieux personnage ayant vécu à Kairouan au milieu du XIXe siècle et qui y mourut. Il s'agit de Amor Ben Salem Ben Amor Ben Saâd Ben Meftah Abada El Ayari, dit Sidi Amor Abada, maître forgeron de son état, mystique ayant eu un véritable ascendant sur les habitants de la ville et des relations privilégiées avec les beys de Tunis, Mustapha (1835-1837) et Ahmed (1837-1854). Oui mais que font ces deux ancres géantes dans une ville située à une soixantaine de kilomètres du port le plus proche? Ici l'histoire se mélange à la légende. Sidi Amor Abada avait, assure-t-on, demandé au bey de l'époque de lui offrir deux ancres géantes. Répliques prétendait-il de celles ayant servi à arrimer l'Arche de Noé au Mont Ararat en Anatolie (Turquie) après le Déluge. Pourquoi le marabout voulait-il ces deux répliques? «Eh bien, nous renseigne la légende, afin que Kairouan demeure liée à jamais à la Tunisie et reste fidèle au bey». Mais comme toutes les grandes capitales actuelles ou historiques Kairouan n'a pas les pieds dans l'eau, même si elle a la tête et le cœur dans le ciel et cela lui suffit.