C'est à La Marsa, à l'espace culturel et actif de l'Agora, que Faouzia Charfi reçoit ses invités, venus à la fin de la semaine dernière, honorer avec elle la mémoire de son défunt mari, Mohamed Charfi, parti en 2008. Un hommage poignant a été rendu au ministre de l'Education, père de la réforme, consacré par une minute de silence et traversé par de brefs moments d'émotion. Mohamed Ali Okbi, maître des lieux, reçoit le public venu nombreux, au point que certains ont dû rester debout, en se disant marqués par un couple mythique, «Mohamed et Faouzia», des icones qui ont payé cher les conséquences de leur engagement. Un jour on reconnaîtra à Mohamed Charfi la valeur qu'il représente», espère-t-il. Si la rencontre a pour thème «Enseignement en Tunisie, progression et régression», c'est bien pour faire valoir les faits d'armes de feu Mohamed Charfi qui lui ont valu une laborieuse cabale ourdie de son vivant et même après sa mort. Faouzia Charfi, intellectuelle, scientifique et universitaire, a commencé par rappeler quelques moments phares du riche parcours de Mohamed Charfi, depuis son jeune militantisme alors qu'il était encore lycéen, à la création du groupe Perspectives en 1962, passant brièvement par son combat pour la création de la Ligue des droits de l'Homme dans les années 80, à sa démission du ministère de l'Education en 1994. La conférencière a salué la présence dans la salle d'Ahmed Smaoui, un autre illustre fondateur de Perspectives. Ce célèbre mouvement d'opposition, décrit avec une certaine amertume dans les mémoires du défunt «Mon combat pour les lumières»(*) terminées quelques mois avant sa disparition, comme «une expérience belle et prometteuse... nul ne peut affirmer avec certitude ce que le groupe serait devenu sans ce vent de folie gauchiste qui l'a emporté». La réforme Faouzia Charfi annonce que la question de l'identité a toujours été au cœur du débat sur l'école, pour établir ensuite un schéma comparatif entre plusieurs réformes engagées dans le secteur. Elle a rappelé celle initiée par Mahmoud Messaâdi, en 1958, qui s'inscrit dans une politique de modernisation et dispose dans son article premier de «permettre à tous les enfants des deux sexes, sans distinction d'ordre racial, religieux, ou social, le développement de leur personnalité et de leurs aptitudes naturelles, de contribuer au développement des progrès de la science et d'assurer en même temps à tous le bénéfice de ces progrès, de favoriser le développement et l'épanouissement de la culture nationale, et préparer les enfants à leur rôle de citoyens, de former les cadres nécessaires...». Les objectifs étaient clairs et il n'est pas question d'identité autre que l'identité nationale, fait-elle remarquer. Malheureusement au cours des années 70, la politique de l'enseignement a cédé à la pression des courants rétrogrades. Dans son ouvrage «Islam et liberté, le malentendu historique»(*), Faouzia Charfi rappelle que l'auteur traite entre autres de toutes les dérives du système éducatif au cours des années 70 et 80, à seule fin d'écraser l'opposition démocratique. Le programme de philosophie a été expurgé des doctrines qui sont de nature à favoriser l'esprit critique ainsi que des mouvements de renaissance portés par Mohamed Abdou, Jamel Eddine Afghani, Tahar Haddad. «On parle de moins en moins de spiritualité et de plus en plus de charia. Les châtiments corporels réapparaissent dans les manuels, les règles les plus rétrogrades sont enseignées au mépris des grandes innovations du Code du statut personnel. Au mépris de la constitution qui enseigne un régime républicain. On enseigne que le seul régime légitime est le califat, et le musulman qui ne se soumet pas à un calife est assimilable à un mécréant... que la démocratie est à écarter... On enseigne l'obligation du jihad et le droit de réduire les prisonniers de guerre en esclavage...»(*). La Tunisie en tant qu'entité historique distincte était quasiment absente, il fallait donc une profonde réforme du système éducatif et c'est ce qu'a engagé Mohamed Charfi, a-t-elle rappelé, avec sa nomination en tant que ministre de l'Education en avril 1989. La loi relative au système éducatif a été promulguée le 29 juillet 1991 et définit les principes de base du système éducatif en ces termes : «Offrir aux jeunes ce qu'ils doivent apprendre afin que chez eux se consolide la conscience de l'identité nationale tunisienne, se développent le sens civique et le sentiment d'appartenance à la civilisation nationale, maghrébine, arabe et islamique, et s'affermisse l'ouverture à la modernité et à la civilisation humaine». Ainsi, relève Faouzia Charfi, que l'élève revienne à la notion «d'identité nationale tunisienne». En faisant valoir l'appartenance à la civilisation arabo-islamique, il ne fallait pas écraser la personnalité tunisienne. L'école, vecteur de développement Comme il s'agit d'un débat national qui ne fait que commencer, Faouzia Charfi, de par sa maîtrise de la question, a posé certaines questions de fond : «Quels sont les principes de base de l'école, son rôle ? Doit-elle être le reflet de la société avec ses relents conservateurs attachés à un passé disparu ou au contraire un facteur d'évolution de la société ? C'est cette fonction de l'école, tournée vers le futur, résolument novatrice et porteuse de développement que Mohamed a tenté de mettre en place». Nous devons nous interroger, pour l'heure, a-t-elle insisté, si l'école et le lycée sont des lieux d'acquisition et d'usage du savoir, des lieux de vie et d'épanouissement et d'exercice de la démocratie, ou non ? Qu'est ce qu‘une école juste ? Est-ce le fait de veiller à l'équité de l'offre scolaire en donnant plus aux moins favorisés; c'est-à-dire développer l'égalité distributive des chances ? L'équité d'un système éducatif se mesure à la manière dont il traite les plus faibles, énonce-t-elle. Il faut oser repenser la manière dont on conçoit les premières années d'école pour ne pas aggraver les inégalités. Avant de conclure, Faouzia Charfi a mis en avant l'apport du nouvel outil numérique pour une école meilleure, acteur principal pour la formation de générations futures. (*) - Mon combat pour les lumières, Ed. Zellige, 2009. (*) - Islam et liberté, le malentendu historique, Ed. Albin Michel, 1998. (*) - Les références se trouvent dans l'ouvrage Islam et libertés pp. 221-222.