Revenant sur les derniers dossiers brûlants de l'actualité tunisienne, Faouzia Charfi, l'universitaire physicienne et militante, nous livre ses analyses et ses points-de-vue sur la situation prévalant dans le pays. L'entretien qui suit porte de même sur le nouveau livre qu'elle s'apprête à publier. -Le Temps: La Tunisie vient de passer par une semaine très mouvementée avec toute la pression sociale qui s'est finalement apaisée grâce au dialogue et aux accords. Toutefois, on continue à ressentir une certaine pression à la veille du mois de janvier qui a un timbre spécial pour notre pays. Qu'en pensez-vous ? Faouzia Charfi:Ne commençons pas par être aussi affirmatif dans le négatif ! Il y a à peine une semaine, on parlait de la ‘Tunisia 2020'; nous avons été très enthousiastes, nous avons accueilli plusieurs délégations internationales, Tunis était propre, une grande mobilisation s'est fait ressentie etc. Est-ce qu'on peut passer du noir au blanc en une semaine ? Je dirai que la situation est très complexe et ce depuis plusieurs années. Les inégalités sociales ont toujours existé et c'est d'ailleurs pour cette raison que la révolution de 2011 a eu lieu – je continue à parler de révolution contrairement à ceux qui refusent d'utiliser ce terme, ceux qui n'ont pas souffert du régime de Ben Ali. Pour revenir à la loi des Finances, il faut dire qu'il n'est jamais facile pour un gouvernement de faire passer une telle loi surtout lorsque la situation économique est au plus mal. Par ailleurs, la question de réforme de la fiscalité ne s'est pas posé une seule fois depuis 2011, on n'a pas discuté de la transparence qu'on doit exiger de chacun et, finalement, ceux qui paient les frais en premier c'est les retraités. En tant que citoyenne, je considère que payer les impôts est la première règle pour tout citoyen. Il doit le faire en toute conscience et ce quelles que soient les imperfections que l'on retrouve après. Ce que l'on peut constater aujourd'hui, et je ne vise personne en particulier, c'est qu'il y a une majorité de Tunisiens qui ne paie pas ses impôts. -Vous venez d'évoquer une ancienne polémique – relative à la notion de la révolution – qui a été remise sur le tapis avec les premières séances d'audition publique organisée par l'Instance vérité et dignité. Quelles impressions vous ont laissé ces séances ? Le fait de pouvoir parler librement me suffit pour dire qu'il y a bel et bien eu une rupture. Je voudrais insister sur le fait que la répression, la censure et la torture ont existé en Tunisie quelques années après l'Indépendance. J'ai moi-même été arrêtée en mars 1968 et je peux en témoigner : pendant onze jours, passés au ministère de l'Intérieur, je n'ai cessé d'entendre les cris de mes camarades, du mouvement Perspective et d'autres mouvements d'opposition, crier sous les coups que leur faisaient subir les tortionnaires. Je n'ai pas découvert l'atrocité de la torture avec les séances de l'IVD puisque j'en ai été un témoin direct. La question de la liberté est cruciale ; je ne dis pas que le fait d'avoir effectué la rupture en 2011 a permis de résoudre les inégalités sociales et entre les régions. Il faut du temps pour qu'un pays puisse retrouver son équilibre. La révolution a été faite sous l'emblème de la liberté et de la dignité. Malgré cela, tous les Tunisiens ne sont pas aujourd'hui en mesure de dire qu'ils ont retrouvé la dignité parce que, justement, il y a encore trop de barrages pour qu'ils puissent se sentir bien dans leur peau. Quand je parle de cela, je ne vise pas particulièrement le chômage qui constitue l'une des multiples raisons de ce manque. On n'est pas encore dans le respect de l'autre. Qu'il y ait eu déception, cela est vrai. Toutefois, cette déception ne doit pas faire annuler ce grand acquis qu'est cette liberté. -Vous parlez de liberté alors que l'on connait des viols effroyables de cette même liberté et les exemples sont trop nombreux pour être cités. En 2002, et en dépit de la loi, j'ai été empêchée de poursuivre mon travail à l'Université parce que je n'étais pas inscrite dans la norme du pouvoir. Aujourd'hui, je ne pense pas qu'un incident pareil puisse se reproduire. Cependant, je suis d'accord quand vous dites qu'il existe des atteintes très graves aux libertés individuelles qui sont liées au fait qu'une partie de la classe politique est en train de vouloir opérer une régression dans une Tunisie qui a toujours été parmi les pays les plus modernistes du monde arabe. Nous devons tirer la sonnette d'alarme et nous remobiliser pour défendre nos concitoyens. Ceux qui sont visés aujourd'hui sont les jeunes parce qu'on a un modèle conformiste et conservateur auquel on veut que tout le monde prenne part. On n'accepte pas l'homosexualité, par exemple, alors que le problème est réellement inexistant. On veut réinstaurer la société la plus conformiste possible et on souhaite retourner à la ‘morale'. J'insiste sur les guillemets parce que, finalement, celui qui triche, qui vole et qui ne paie pas ses impôts est totalement impuni. On doit se ressaisir et si on a réussi, en 2012, à dire non à la complémentarité, c'est parce que la société avait montré ce qu'elle était capable d'accomplir et démontré son attachement à un certain modèle de société. Aujourd'hui, nous devons trouver les moyens pour que notre jeunesse soit respectée ; on refuse la dignité à nos jeunes. Quand on voit qu'il y a des jeunes qui se font traités de sataniques juste à cause de la musique qu'ils écoutent alors que d'autres se font arrêter parce qu'ils ont osé être différents, on se sent en effet impuissant alors que la seule raison pour que la Tunisie soit optimiste aujourd'hui c'est sa jeunesse. Il faut faire avec la combativité de nos jeunes et cela ne veut pas dire que l'on est permissif. Le week-end dernier, j'ai été confortée dans mon optimisme pour l'avenir de ce pays : au cours d'un événement organisé par la fondation BIAT pour la jeunesse autour des idéations, 600 jeunes, venus des différentes régions du pays, ont pu exposer leurs projets à l'ENIT. Une vingtaine de ces jeunes, dont certains avaient à peine quinze ans, m'ont marquée avec leurs projets touchant à l'éducation, à l'écologie, au patrimoine etc. Leur capacité de création est tout simplement exceptionnelle, celui dont le projet a été classé premier, est un jeune lycéen d'Aïn Drahem qui fait dix kilomètres à pieds par jour pour aller à l'école. Il y a de quoi être optimiste ! Nous devons nous mobiliser pour protéger notre jeunesse des injustices qu'elle subies. -Cette jeunesse est tantôt privée de sa liberté tantôt de ses rêves. D'après certains, cette absence de rêve et de romantisme serait derrière l'une des raisons qui amènent les jeunes à se rendre à Daech. Qu'en pensez-vous ? En tant que scientifique, je dis que l'on ne peut pas être bon science si l'on ne s'émerveille pas. La science est rigueur, la physique est aride, mais si on ne retient de la physique que ce côté-là, on ne peut pas devenir physicien parce qu'être physicien, pour être autre chose, c'est aussi rêver et s'émerveiller. L'émotion positive est fondamentale. Ceux qui évoluent de manière catastrophique et qui ont envie d'aller vers le terrorisme pensent peut-être y trouver une certaine satisfaction. Il est vrai que la condition des jeunes aujourd'hui est difficile ; les modèles qui peuvent les attirer sont très peu nombreux et l'élément religieux est beaucoup plus présent du côté des jeunes que de celui de ma génération à moi par exemple. Est-ce que c'est uniquement le manque de rêve qui les pousse au terrorisme ? Je ne pense pas parce que l'idéologie islamiste est, malheureusement, boostée par d'importants moyens mis en œuvre afin d'aider à son expansion. Si l'on faisait le décompte en Tunisie rien que pour les associations caritatives à vocation religieuse et qui rassemblent énormément d'argent, on commencera peut-être à comprendre et à réaliser l'impact de tout cela. Beaucoup de choses et d'événements se sont passés en Tunisie et ont contribué à l'expansion de l'extrémisme et du terrorisme. Aujourd'hui, les idées de progrès sont promues par plusieurs, mais cela reste beaucoup plus compliqué parce que le progrès comprend plusieurs mécanismes et plusieurs concepts et notions alors que le religieux se résume en quelques mots répétitifs avec lesquels on matraque les jeunes jusqu'à ce qu'ils se soumettent. La montée du religieux et des idées conformistes est, par ailleurs, un phénomène qui est en train de se développer à l'échelle de la planète et on en n'est pas épargné. Toutefois, cela demeure plus grave pour nous parce que nous n'avons pas suffisamment d'institutions fortes pour y faire face. -L'autre thèse dit que ces mêmes jeunes sont facilement endoctrinés aujourd'hui à cause de la faiblesse de leur formation. Une faiblesse causée, à son tour, par les réformes éducatives validées au temps de Ben Ali. Quand on évoque l'éducation, on parle surtout des retombées des politiques successives sur ce secteur phare. On est bien parti au moment de l'Indépendance après, au milieu des années 70, le régime de Bourguiba a voulu faire plaisir aux islamistes en leur cédant leur journal pour contrer la Gauche. Par la suite, on a continué à islamiser l'éducation, vers la fin des années 70. En 1992, mon mari, feu Mohamed Charfi, a commencé une réforme qu'aujourd'hui, beaucoup veulent oublier. Mohamed Charfi était la bête noire des islamistes du coup, il n'y en a pas beaucoup qui veulent en parler contrairement à moi ! Tout d'abord, j'incite vivement les Tunisiens à lire la loi d'orientation de l'éducation et le texte de cette loi qui est paru en juillet 1991, vous verrez comment elle met en avant la liberté, la personnalité tunisienne etc. C'est un texte absolument magnifique. En 1994, Mohamed Charfi avait démissionné et il faut dire qu'il avait envie de quitter bien avant cette date là contrairement à ce qu'affirment certains. En 2002, on reformule une nouvelle loi d'orientation et là aussi, je vous incite à la lire parce que les changements entre la loi de 1991 et celle de 2002 sont importants ; en 2002, on introduit une certaine ‘morale' pour les jeunes qui sont appelés à respecter les bonnes mœurs – d'ailleurs, je ne sais même pas ce que cela veut dire – et très rares étaient ceux qui ont compris le vrai message de cette loi. Au début des années 2000, il y a eu massification des établissements de l'enseignement supérieur ; on ne parle nullement de la démocratisation de l'enseignement supérieur mais d'une multiplication des établissements sans se poser la question quant à la disponibilité des enseignants, du matériel nécessaire et autres. Des établissements scientifiques ont été créés à l'époque sans qu'il n'y ait aucun matériel et avec, exclusivement, des professeurs de l'enseignement secondaire pour former les étudiants. Donc il y a eu des dérives extrêmement graves pour l'Université tunisienne et, quelques années plus tard, on a adopté le système Licence Mastère Doctorat (LMD). Une réforme mal appliquée, devient, dans l'immédiat, comme étant la source de tous les problèmes. Or, la source de tous les problèmes, c'est vraiment la massification des établissements de l'enseignement supérieur et l'adoption du système des 25% au baccalauréat. Il suffit de regarder les chiffres pour faire le même constat. Pour l'éducation (primaire, secondaire et supérieur), et à partir du moment où l'on ne prend pas en considération l'enseignant et les conditions de son travail, le secteur se dégrade. C'est facile de jeter la pierre sur les professeurs mais, aujourd'hui, il faut vraiment se poser la question pour savoir si cette profession est vraiment valorisée dans notre pays. La réponse est non ! C'est vrai que ce qui a été provoqué à partir des années 2000, Ben Ali voulait changer la Constitution et il avait mis une grande pression sur l'Université où l'on ne pouvait même pas organiser un colloque sans que les ministères concernés ne soient informés de tous les détails, a eu un impact négatif sur notre système éducatif, mais il ne faut pas non plus oublier qu'au cours de ces vingt-trois ans, il y a eu des personnes qui ont travaillé pour ce secteur et qui y ont apporté des progrès et personne ne peut le nier. Ne soyons pas réducteurs parce que ces dérives existaient bien avant 1989. -Vous avez été secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Enseignement supérieur en 2011 – avec feu Ahmed Brahim – et, à l'époque, on a connu quelques réformes considérées par certains comme révolutionnaires. Depuis, y a-t-il eu quelques autres avancées selon vous ? En toute honnêteté, je pense que, malheureusement, il ne s'est pas passé grand-chose à l'enseignement supérieur pendant ces dernières années. Prenons déjà le système LMD que beaucoup critiquent à juste titre ; il existe 600 filières LMD pour un bachelier aujourd'hui – 400 pour les licences appliquées et 200 pour les licences fondamentales – c'est de la folie ! Il faut absolument réduire ce nombre parce qu'on ne peut, à cause d'une toute petite différence au niveau de la même discipline, créer toute une autre filière. En plus, un nombre aussi important de filière représente, également, une déperdition de coût et d'énergie. Il y a autre chose que je regrette beaucoup : c'est la question des campus de Tunis où il y'en a deux qui comprennent l'un (Al Manar), 40 mille étudiants et l'autre (la Manouba), 30 milles étudiants. Ce sont de petites villes qui auraient dû être conçues dans un esprit bien particulier pour fournir des espaces de vie, de culture et de détente aux étudiants. J'ai passé des dizaines d'années au campus d'Al Manar et j'ai toujours regretté que les étudiants n'aient pas des espaces connectés, des bibliothèques numériques, vous savez, cela ne coûte rien ! Comment voulez-vous qu'un étudiant se sente à l'aise pour étudier s'il n'a pas un endroit où lire, où boire un café et où se détendre avec ses camarades ? On parlait tout à l'heure des rêves de la jeunesse, vous pensez qu'un étudiant à la faculté des Sciences de Tunis peut rêver ? Moi à sa place, dans cette enceinte remplie d'une tristesse monumentale, je ne pourrais pas rêver. Je trouve qu'on n'a pas été conforme à l'esprit de la révolution ; il faut être imaginatif et penser à d'autres solutions pour que ces milliers d'étudiants puissent évoluer dans un espace plus convivial. Il y a donc tellement de choses à faire dans ce pays et ce n'est pas toujours une question de moyens financiers. L'étudiant doit être au cœur de l'Université parce que c'est pour lui qu'elle a été créée. L'enseignement supérieur n'a même pas fait l'objet d'un vrai débat profond. Il faut, aussi, trouver le moyen le plus efficace pour que l'étudiant puisse avoir les capacités requises par le monde professionnel. -Pour finir, vous vous apprêtez à publier un nouvel ouvrage. Que pouvez-vous nous révéler sur cette publication ? Mon nouveau livre sera intitulé ‘Sacrées questions... pour un islam d'aujourd'hui'. Je l'ai écrit parce que les personnes de ma génération ont des choses à dire sur l'islam et la Tunisie. J'ai connu la colonisation, le règne de Bourguiba et la censure qu'il y a eu, le régime de Ben Ali et la révolution après qui était pour moi une époque extraordinaire, même si c'était une période très courte où je me suis appliquée dans les affaires de l'Etat. Ma génération est en train de disparaître et, pour moi, c'était très important d'écrire ce livre même s'il ne s'agit pas d'un livre autobiographique : parler de la modernité tunisienne, j'y consacre d'ailleurs tout un chapitre. J'évoque un certain nombre de questions en tant que femme, enseignante et militante des droits de l'Homme. Sinon, la jeunesse est un élément constant dans mon livre parce que quand on est enseignant, on passe sa vie avec des jeunes et c'est un bonheur de l'avoir fait. S.B