Le public traverse la salle, cherche par-ci, par-là, la bonne chaise, la place la plus confortable, s'installe finalement dans le brouhaha. La scène devant lui, s'offre encore timide et silencieuse, avec une lumière chétive, une quasi nudité, une froideur, due aux chaines métalliques en fer qui tombaient verticalement au-devant de la scène, de longueur inégale comme un rideau en fer, comme une barrière, ou comme des confins entre deux mondes. Au fin fond, des silhouettes de comédiens qui font du va et vient derrière un rideau transparent mi- éclairé. Leurs bougies offraient des bribes de lumière mobile, avec les traversés parallèles et opposées de corps anonymes. Premières impressions : un sentiment d'inconfort, de malaise, dû aux chaines métalliques qui connotent la guerre, le conflit, les tensions. C'est attendu, le spectateur en général sait d'avance le sujet de la fameuse pièce de Shakespeare « le Roi Lear ». Il est présent pour découvrir l'approche théâtrale et esthétique de cette pièce de la part d'un tunisien, aujourd'hui en Tunisie, un pays au Nord Afrique. Bien sûr des questions et des envisagements ont parcouru l'esprit de certains spectateurs sur l'apport d'un vétéran tel que Fathi Akkari, et sur les attributs de cette esthétique de chaos qu'il a signalée d'avance, de ce théâtre alternatif qu'il a adopté, de ce théâtre qui se veut alternatif, et qui cherche à puiser dans le subversif une singularité insolite, crue et incongrue, s'affichant comme une incessante interrogation et non une limpidité et transparence proposant le un meilleur théâtre possible dans un meilleur monde possible ! Per- représentation On démarre. Le bruit quelque peu effrayant et exécrable de la tempête et des déferlements des vagues envahit la salle. Tempête et déferlement, donc tension, instabilité, vagues (de la mer) vagues (obscures), vague à l'âme (déception et morosité). Le premier tableau condense la tension, le désenchantement et l'ambiguïté de l'attitude des deux sœurs qui n'ont révélé explicitement qu'un amour assidu à leur père et implicitement une fourberie et diablerie envers lui et envers la troisième sœur Cordélia qui était naturelle, sincère et raisonnable. Le rythme du jeu reflète les psychologies des personnages. le roi, père frustré et inassouvi, cherche l'amour, il a hâte de trouver ce remède affectif, alors la fréquence de sa parole va crescendo, tendu et crispé ; quant aux deux sœurs, elles crachent mielleusement du venin dans leurs fausses affections et leurs métaphores les plus recherchées mais les plus étriquées ; enfin la troisième était dans une sobriété totale, égale à elle-même. Ces trois rythmes différents, clairement nuancés se combinent et font émerger la voix de la diablerie, en la faisant dominer au détriment de la sobriété, de la raison. Cette émergence fait intensifier la dissonance de la tempête. Le rythme du jeu est traducteur de l'esprit de la pièce. La première apparition sur scène est celle du roi. C'est le metteur en scène Fathi Akkari qui apparaît. On pensait qu'il allait jouer le rôle, mais très vite dans un geste de succession, il relègue la tâche à sa comédienne Mariem Jlassi en lui passant le costume (le manteau) et tire sa révérence. Ce geste traduit peut-être un message de la part du metteur en scène (le faiseur du spectacle): détrompez-vous ! C'est une question de jeu à notre guise, et non tel que la veut la convention ! Tel que la veut le metteur en scène et non l'auteur dramatique d'origine, alors suivez notre écriture scénique, notre jeu, notre approche et laissez de côté ce que vous savez déjà de la pièce! Message reçu ! D'autant plus que les personnages sont asexués, il n'y a pas de rôles féminins et des rôles masculins ! Bon ! C'est aussi un choix ! (mais du temps de Shakespeare aussi, les femmes jouaient les rôles des hommes, et contrairement en absence de comédiennes), mais ce ne sont pas les mêmes motifs, bien sûr ! Nous sommes au palais, c'est clair, pas besoin de décor somptueux pour le comprendre. Mais ! Les chaises en plastique (matière qui n'est pas noble, symbolique de l'indigence, du périmé), les fourrures des personnages de la famille royale le père et les filles (La fourrure est par contre symbolise la noblesse, la classe qui possède des richesses, etc) suscite l'interrogation. Pourquoi cette amalgame de référents antipodes pour désigner cette famille royale ? Je considère que c'est inadéquat même dans la mesure du subversif ! Sinon je dois admettre que le théâtre peut concilier l'inconciliable, il peut réunir ceci et cela, comme par exemple, il concilie sur la scène un protagoniste, un actant, donc le comédien qui interprète un rôle, il est concret, dynamique, porteur de sens, s'exprime avec un langage multiple, entre parole et gestuel ; et une ombre, ou un spectre omniprésent, omniscient, incognito, sans identité, sans un rôle particulier! Peut-être que c'est l'esprit de cette approche théâtrale, ou cette esthétique dite de chaos. Comme je l'ai affirmé au début, ce n'est pas le contenu de la pièce qui m'importe puisqu'elle n'a pas de rapport avec ceux que nous vivons aujourd'hui, pour moi c'est l'apport formel du metteur en scène qui m'intéresse, c'est-à-dire sa vision, son approche, ses choix esthétiques. Ce dernier a abordé le contenu tel qu'il est, c'est plutôt au niveau de la forme qu'il nous apporte sa lecture. Il expérimente un répertoire classique avec une esthétique théâtrale apparemment différente. Ceci dit, je n'ai pas réellement saisi l'aspect chaotique dans cette pièce, sauf si peut être dans une dimension invisible ! Post-représentation Après les applaudissements, le public se disperse, certains quittent hâtivement le lieu, d'autres attendent les comédiens pour les féliciter, d'autres encore s'arrêtent par-ci, par-là, échangent les impressions entre appréciation et dépréciation. Ce moment de salut, hormis tout, est important. Il explicite le bonheur des comédiens et de toute l'équipe d'avoir présenté une pièce de théâtre devant une grand public et jubilent sous les applaudissements. C'est le propre du théâtre, c'est le propre de cet art vivant !