Ancien président de l'Académie tunisienne et penseur de renom, Abdelwahab Bouhdiba plaide dans son nouvel essai pour un dépassement des idéologies et de ce qu'elles induisent comme césures et enfermement. C'est avec une brillante démonstration de ce qui fonde la nature profonde de l'Islam que Bouhdiba parvient à définir une aspiration à la positivité. C'est chez Sud éditions que Abdelwahab Bouhdiba vient de faire paraître son nouvel essai, un texte qui, selon l'éditeur, est "un appel pour que la "positivité" de nos cultures ne soit pas occultée par le cynisme des uns, l'inconscience des autres et la futilité de tous". Culture de la réciprocité, éthique de la convivialité Dans ce livre bref et intense, l'auteur évolue entre histoire et philosophie, à la croisée de plusieurs cultures. Ce qui intéresse Bouhdiba dans cette réflexion, c'est la notion de réciprocité voire celle de porosité. L'auteur invite son lecteur à lire l'histoire de l'Islam à l'aune des apports reçus par cette civilisation. Après avoir précisé son projet ainsi que la relativité de toute chose dans un texte liminaire, Bouhdiba développe son propos en six séquences dont la dernière est un éloge de la lumière. Abordant l'éthique de la convivialité et l'ouverture à l'altérité en Islam, l'auteur introduit des vérités occultées par le flux des actualités. Ainsi, dit-il, que l'Islam est "la passion du prochain" et aussi celle de l'échange et du travail. Evoquant oliviers et arbres de lumière, Bouhdiba retrouve et introduit quelques archétypes perdus de vue. Dans une autre partie de l'ouvrage, il revient à cette notion de lumière en traitant des splendeurs architecturales de l'Islam tout en les replaçant dans leur contexte historique. Ce chapitre est intitulé "Sculpter la lumière" parce que, écrit Bouhdiba, "en Islam, la lumière n'est pas distillée, elle inonde". De fait, comparant l'architecture religieuse dans plusieurs traditions, il se penche sur les singularités de l'Islam dans ce rapport à la lumière. Ce livre est écrit avec une plume déliée. Pour suggérer, persuader et convaincre. Très didactique comme de coutume; Bouhdiba procède par l'éloquence de l'exemple. En d'autres termes: au lieu d'asséner à son lecteur une démonstration théorique, il préfère instiller les idées par des anecdotes qui prennent valeur de parabole. A chaque chapitre, il retrouve, grâce à une vaste culture, les exemples qui décrivent le mieux un point donné puis les systématise avec une grande simplicité démonstrative. La lumière comme métaphore essentielle En conséquence, y compris dans des chapitres censés être ardus comme lorsqu'il revient sur l'Islam "saisissant le monde" ou lorsqu'il évoque la "rencontre malgré les croisades", Bouhdiba parvient à dédramatiser le contexte actuel, débusquer les proximités et plaider pour un universel en partage. Préférant la synchronie à l'aspect prévisible de la diachronie, l'auteur élabore une histoire transversale de l'Islam pour justement mettre en valeur ce qui fonde cette foi en termes d'ouverture et de dépassement de soi. Bouhdiba revient à l'esprit de la lettre et aux valeurs essentielles. Dans un style narratif où les références et les renvois ne sont pas très nombreux, Bouhdiba va droit au but. En fait, cet essai dont la plume fait songer à Alain et la méthode à Merleau-Ponty, constitue un vibrant plaidoyer pour la compréhension mutuelle. Pour l'auteur, dépoussiérer l'Islam des défroques dont il a été affublé, revient à retrouver les dynamiques d'ouverture et de rencontre puis les mettre en exergue. C'est d'ailleurs ce que fait Bouhdiba dans l'une des articulations principales de ce livre. Intitulé "Culture sans frontières", ce chapitre démontre la polysémie de l'Islam, sa capacité historique à absorber bien des apports. Dressant la généalogie de "Kalila et Demna", l'auteur retrouve les réminiscences de nombreuses cultures dans ce texte de la tradition et montre aussi, par ailleurs, la complexité et l'universalité des messages d'Ibn Tufayl, Ibn Arabi ou encore de l'émir Abdelkader. La limpidité d'une démonstration Ce nouvel essai de Abdelwahab Bouhdiba se lit avec bonheur, probablement parce qu'il a été écrit dans un état d'esprit similaire, celui du sage qui répand le savoir sans asséner de vérités léonines ou se cramponner aux identités assignées. C'est plutôt de lumière qu'il s'agit ici, de lumières aussi au sens de l'Aufklarung et des postures curieuses de tout. Car, en refermant ce livre d'une centaine de pages, on se sent comme nimbé d'une aura sobre et majestueuse: celle du savoir, de l'intelligence de soi et de l'autre et aussi de la limpidité d'une démonstration qui sait trouver son chemin dans nos consciences. Me permettra-t-on d'écrire qu'il s'agit là d'un essai d'une grande douceur? En le lisant, une voix persuasive s'incrustait en subrepticement, multipliait les exemples, montrait la beauté, induisait simplement qu'il faut savoir regarder, s'ouvrir et comprendre. Il s'agit bel et bien du livre d'un maître qui sait mettre en mouvement de simples notules et observations pour en faire surgir le "baten", c'est à dire ce qui se cache par-delà les apparences. Véritable leçon de vie, "L'Islam, ouverture et dépassement" rend au fond hommage à cet art de la digression dont la culture arabe est si friande. Sorte de "maqama", un mode littéraire ancien, cet essai est aussi la confession pudique et modeste d'un homme de savoir qui plaide pour une positivité qui reste à inventer en déconstruisant les idéologies et les totalitarismes qu'elles induisent.