Les raisons de démission de Mr Sami Ben Ameur sont aujourd'hui claires. Il est vrai que l'organisation de l'exposition inaugurale du musée - prévue en accord avec le ministre pour le mois de juin - n'a pas eu lieu, deuxième chose suspecte. Il est vrai aussi que le séminaire préparant les premières publications sur l'art moderne et contemporain n'a pas non plus eu lieu, troisième chose suspecte. Il est vrai également, comme le dit la lettre de démission de Mr Sami Ben Ameur demandant la fin de son détachement, que les statuts du 23 avril 2018 n'ont été ni appliqués dans le fond ni respectés dans la forme, quatrième chose suspecte. Il est vrai aussi que le responsable chargé du projet - Mr Sami Ben Ameur -n'a pas reçu les œuvres sélectionnées par le comité de sélection qui a siégé à cet effet à Ksar Saïd et qui a sélectionné 750 œuvres, constituant la première partie de la collection du musée. Ces œuvres auraient dû être livrées comme faisant partie de l'exposition inaugurale, mais ne l'ont pas été, cinquième chose suspecte. Et qu'est-ce qu'un musée en fait sans collections ? Il est vrai aussi que les propositions ‘‘de compensation'' faites à Mr Sami Ben Ameur pour prendre en charge le musée de Ksar Saïd, la biennale et le projet du centre national d'arts plastiques ont été interprétées comme une invitation à ‘‘sortir'' du projet du musée national d'art moderne et contemporain. Il est vrai aussi que le musée s'est vu en outre dessaisi d'un étage, sixième chose encore plus suspecte. Il est vrai aussi qu'une ambiance peu sereine a prévalu depuis quelques temps. La nomination d'une autre ex-directrice des arts plastiques aujourd'hui comme directrice générale du musée national d'art moderne et contemporain a ajouté encore plus de confusion et de méfiance. Ceci était la goutte qui a fait déborder le vase. La confusion est à son comble, le chaos s'installe. Un professeur conscient, porteur d'un projet national, est remplacé presque en catimini par un ‘‘administratif'' peu au fait des affaires compliquées de la muséographie et des arts plastiques, peu au fait aussi des relations internationales muséographiques, des problèmes de l'histoire de l'art, de l'esthétique, du marché de l'art, etc... La chose est troublante ! Il serait important pour nous et pour tous ceux qui gardent un tant soit peu de respect pour l'art et la culture et pour les hommes de culture, morts ou vivants, de prêter à cette question l'importance qu'elle revêt et d'arrêter ainsi les jeux de massacre. A supposer même que la culture ne soit pas déjà massacrée, dans un pays qui a connu une révolution dont les promesses de liberté et de créativité ont vite été balayées par toutes les pratiques, les turpitudes et les médiocrités qui ont prévalu sur la scène artistique... depuis surtout deux ans. Mais pour raison garder, il nous semble que la création d'un musée d'art moderne et contemporain dans un pays qui ne possède pas encore de culture muséale moderne, est une tâche très difficile et qu'elle ne peut échapper à l'émergence, lors de sa création, de conflits dans les visions et dans la réalisation de ces institutions nouvelles. Le conflit qui a éclaté aujourd'hui couvait depuis quelques temps, mais ce conflit se jouait entre deux attitudes: l'une par rapport à la réalisation d'un musée d'art moderne et contemporain presque classique, comportant tous les services muséographiques nécessaires (conservation, restauration, mise en valeur culturelle, mise en valeur scientifique, etc...) et à la fin la communication, exigence nouvelle et nécessaire dans une société avide d'information. L'autre attitude, celle des autorités de tutelle, semble prêter à la seule communication un rôle essentiel au musée, une sorte de recherche du buzz, et ce phénomène compte plus que tout autre comme évènement marquant. Ce qui importe ce n'est pas de montrer l'œuvre comme évènement artistique, stylistique ou esthétique, mais comme objet de communication. Le génie n'est plus dans l'œuvre mais dans la manière de la montrer, de la ‘‘communiquer''. D'où la tendance à considérer l'art comme phénomène de communication et de spectacle, la cité de la culture aussi. L'autre manière de réaliser le musée d'art moderne et contemporain emprunte aussi les voies de la communication, mais il passe d'abord par la conservation des œuvres, leur sauvegarde, et s'il y a lieu leur restauration pour les mettre en valeur scénographiquement, pour monter leur richesse iconographique dans le cadre de grandes expositions thématiques, personnelles, évènementielles, interprétatives, etc... Les autres missions muséographiques comme les expositions spécifiques, la recherche, les publications, les confections de documents, et toutes les tâches spécifiques, scientifiques et administratives font partie du travail muséographique. La tâche est difficile. Le fait de nommer un fonctionnaire à la tête du musée d'art moderne et contemporain est en elle-même une insulte à l'art, à la culture. C'est une gageure ! Nous déplorons la situation, nous la condamnons dans la mesure où elle est arbitraire et peu efficace, mais surtout créatrice de troubles et de doutes sur l'avenir réel de l'institution muséale. Le musée est un tout. Le musée est un musée d'art vivant. Il exige du savoir et du savoir-faire. Il n'exige pas d'être seulement fidèle à son maitre. Le musée est un monde à part, c'est aussi un laboratoire exigeant un savoir-faire d'entretien des œuvres, de restauration, une grande connaissance en chimie. Le musée est une institution vivante, vitale pour notre mémoire, pour notre histoire, c'est un témoignage à sauvegarder, à soigner. Enfin, nous ne pouvons pas confier toutes ces tâches à quelqu'un qui les ignore. Nous demandons pour tous ceux qui se sont engagés de prendre en considération tous ces aspects, sans agressivité et avec beaucoup d'humilité et de respect. Il reste que le conflit entre une conception muséographique ‘‘prison de l'art'' et une autre qui réduit le musée à une sorte de communication, doit être résolue en faveur d'une vision stratégique impliquant toutes les dimensions de conservation de la mémoire artistique, de sa mise en valeur culturelle et scientifique en recourant à tous les procédés les plus modernes de la transmission pédagogique des valeurs esthétiques, grâce à tous les moyens médiatiques pour accéder à la conscience de nos jeunes et les éveiller à l'esprit critique et démocratique qui leur permet d'avancer et d'acquérir la liberté de savourer l'art et toutes les valeurs du beau. Un retard à combler Le retard - de presque quarante ans- que nous avons enregistré à la mise en place d'un musée doit être compensé par notre volonté de réaliser ensemble avec toutes nos divergences et différences une institution au service d'un pays fragile qui hésite à entrer de plein pied dans la culture universelle durable et humaniste, et hésite encore à rejeter les conceptions populistes d'une culture éphémère qui ne mènent nulle part. Le rejet de solutions extrêmes ne nous oblige pas, de par le peu de moyen dont nous disposons, de préconiser des solutions au ‘‘rabais'', ou de celles qui nous jettent dans les bras de la mondialisation, sous couvert de communication ou de brassage artistique. Les solutions préconisées pour réaliser le projet de constitution d'un musée national de l'art moderne et contemporain en limitant ses structures, en ouvrant une seule salle d'exposition et en attendant que les sources budgétaires taries soient renouvelées, semblent être momentanément envisageables, quoique dangereuses. Cette réduction du projet est ainsi catastrophique. Un train peut en cacher un autre : Vigilance Reste évident que la solution de réduire l'envergure du projet en se délestant de toutes ses composantes et de son ‘‘promoteur'' réduit également son envergure au niveau de sa mise en valeur culturelle et scientifique, pousse à la réduction de sa direction à se contenter d'être seulement administrative. Cela nous semble trop court et trop limité, parce qu'indépendamment de tout, la réduction de ces structures reste difficile, et les efforts consentis sont aussi importants surtout par rapport à l'actualisation des statuts au niveau du conseil d'établissement et de celui scientifique, des recrutements, etc... Cela exige en outre une gestion scientifique, muséale et de communication trop compliquée, trop technique pour une direction assez modeste. Cela pousserait-il les autorités de tutelle à recourir à des appuis extérieurs ? ou peut-être à recourir au service d'un outsider habitué à agir dans le cadre de fondations allemandes ou suisses pour organiser des évènements autour de notre patrimoine ?et dont les démarches nous rappellent celles d'un train en train de cacher un autre, et qui consiste dans le cas qui nous occupe, à doubler une direction administrative par une autre... artistique ou scientifique, surtout que cette dernière dispose de relations et d'accointances avec certains organismes culturels européens connus pour leur influence en Tunisie. Ce recours éventuel à l'expertise de nos ‘‘amis'' européens, l'exclusion du projet d'intellectuels tunisiens, ayant accumulé malgré tout un savoir et savoir-faire dans ce domaine, pourrait peut-être aider à solutionner le problème aujourd'hui. Mais représentera une grande catastrophe à tous les niveaux. Il est temps que certains de nos penseurs, historiens de l'art, artistes, critiques d'art et associations syndicales et artistiques prennent en charge tous les dossiers du secteur de la création, de refuser d'entrer dans les combines démobilisatrices et à la limite corruptrices et de se préoccuper des questions de la création, du patrimoine artistique et des institutions muséales et de communication artistique, pour arrêter toutes les pratiques fallacieuses et promouvoir les institutions démocratiques à la mesure de nos espoirs de voir enfin l'art et la culture déployer leur créativité, leur production et en réunissant toutes les conditions pour garantir la liberté de création et d'expression. Nous appelons à la mobilisation et à la création d'un organisme (société civile) qui se chargera de sauvegarder notre patrimoine et notre fonds national d'art plastique, en recourant toute suite à l'assemblée nationale, au premier ministère, et même à la présidence de la république pour attirer leur attention sur les dangers que court aujourd'hui notre patrimoine artistique et notre culture dans notre pays.