« La vengeance est un plat qui se mange froid ». Ce proverbe français s'applique-t-il dans cette affaire du journaliste Taoufik Ben Brik, condamné dernièrement par le tribunal de première instance de Ben Arous, à un an de prison ferme avec exécution immédiate ? En effet, et comme l'a affirmé Robert Badinter : « La justice ne peut se confondre avec la vengeance ni avec la compassion pour les victimes. C'est ce qui rend son exercice si difficile ». Ben Brik, dérangeait et c'est la raison pour laquelle on l'attendait au tournant selon l'avocat de la défense.L'affaire remonte à 2019 suite aux propos qu'il a tenus lors de son passage dans une émission de la chaîne Nessma, pour critiquer les juges et appeler à la violence. La haute autorité indépendante pour la communication audiovisuelle (HAICA) est immédiatement intervenue auprès du procureur afin d'attirer son attention sur les propos jugés diffamatoires que Ben Brik aurait tenus au cours de cette émission. Dès lors, la machine judiciaire est mise en marche par le procureur et qui a donc abouti à cette condamnation sur la base du droit commun et non sur celle du décret-loi sur la liberté de la presse. Violation du décret-loi sur la liberté de presse Notons tout d'abord que la HAICA n'a pas directement porté plainte bien qu'elle ait joué le rôle de simple dénonciateur. Donc, sur le plan juridique il n'y a aucun plaignant. Mais sur ce point le procureur de la République étant le garant de l'ordre public, est tout à fait compétent pour enclencher de lui-même l'action publique. Toutefois, ce qui a suscité la polémique, c'est le chef d'inculpation ainsi que r le quantum de la peine jugée trop sévère, sur la base desquels Ben Brik a été poursuivi. D'où la suspicion d'un acharnement particulier à son encontre selon la plupart des observateurs, car ce n'est pas la première fois qu'il critique le système judiciaire, et de ce fait il serait dans le collimateur depuis longtemps. En outre aller jusqu'à assortir le jugement, de l'exécution immédiate est contraire au droit à un procès équitable. Il faut dire que Ben brik est quelqu'un qui dérange par ses sorties quelque peu provocantes. Mais n'est-ce pas là le rôle d'un journaliste afin d'attirer l'attention sur les abus ou les injustices. Jadis en France c'était, les chroniqueurs judiciaires qui étaient des romanciers et hommes de littérature, tels Jean Giono, André Gide ou Zola. Vous avez dit liberté d'expression ? En Tunisie à cette époque, la liberté de la presse n'était qu'un vœu pieu, qui l'est resté d'ailleurs durant tout l'ancien régime, bien qu'elle fût déjà consacrée par la constitution de 1959. L'information était outre, longtemps le monopole de l'Etat en vertu d'une loi de 1957, actuellement tombée en désuétude. Il faut attendre le décret-loi du 2 novembre 2011 relatif à la liberté de la presse pour que les choses commencent à changer. En dépit de ce décret-loi, beaucoup de journalistes ont été poursuivis pour diffamation sur la base du droit pénal. La constitution de 2014 est venue corroborer la liberté de presse par son article 31 rédigé en ces termes : « les libertés d'opinion, de pensée, d'expression, d'information et de publication, sont garanties ». Dans l'affaire Ben Brik, la HAICA a estimé que ses propos incitaient à la haine et à la violence, Taoufik Ben Brik ayant appelé « au port des armes pour libérer Nabil Karoui » candidat à la présidentielle à cette époque. Certes ces propos sont excessifs. Toutefois, prononcés sous l'emportement, constituaient-ils vraiment une incitation à la haine ? Disons de prime abord qu'il ne nous est pas permis de discuter la décision de justice que seule la cour d'appel est habilitée à le faire. L'incitation à la haine, quelles limites ? Cependant et selon la plupart des observateurs, on ne peut parler d'appel à la haine ou à la violence que lorsqu'il y a des éléments y incitant irrémédiablement. Certes le langage est parmi les supports de l'incitation à la haine. Mais il ne faut pas que cela soit occasionnel avec des propos vagues qui ne s'adressent pas à une personne ou à un groupe déterminé de personnes. Par ailleurs et selon l'avocat de la défense, la critique de Ben Brik à l'encontre de la justice, visait certains magistrats de l'ancien régime qui prenaient des décisions selon le bon vouloir de l'exécutif, puisqu'ils ne faisaient que subir son ascendant. En tout état de cause, il semblerait selon la défense, qu'il y a un acharnement à l'encontre de Ben Brik qui était toujours dans le collimateur de la justice. En 2009, il a été également condamné à une peine de prison pour avoir « agressé une femme », une accusation montée de toutes pièces, dit-on. Liberté d'expression viciée De nos jours c'est la même galère avec seulement le décor qui change. Dans certains de ses écrits, Ben Brik est allé beaucoup plus loin que ce qu'il a dit lors de l'émission télévisée sans qu'il fût inquiété le moins du monde. C'est donc une justice à deux vitesses qu'on craint fortement, bien que la plupart des juges soient intègres et honnêtes. Mais il ne faut pas oublier que les magistrats ont été fortement déstabilisés, par les tiraillements politiques dans lesquels ils ont été impliqués. C'est en effet le conseil supérieur de la magistrature qui plus d'une fois a mis en garde contre cet élément qui ne peut qu'altérer la crédibilité du juge et ébrécher l'image de la justice. Dès lors la liberté d'expression garantie par la Constitution a été viciée, avec des inculpations qui étaient souvent influencées par la conjoncture politique du moment. Plusieurs journalistes ou blogueurs anti nahdhaouis ont été inculpés de diffamation sur la base du droit commun et non sur celle du décret-loi du 2 novembre 2011, sur la liberté de la presse. Cela a été le cas d'Emna Chargui par exemple qui a été condamnée à une peine de 6 mois de prison, pour avoir tout simplement reproduit un texte imitant le Coran, rédigé de surcroît, par une autre personne. Par contre, il y a des faits beaucoup plus graves dont les auteurs se retranchent derrière l'immunité parlementaire. Plusieurs parmi eux, inculpés de malversation restent en liberté sur cette base, avec plusieurs dossiers toujours pendant devant le tribunal ! Jusqu'à quand il faut patienter ? Arthur Rimbaud avait raison d'affirmer : « Ce n'est qu'au prix d'une ardente patience que nous pourrons parvenir à la cité splendide qui donnera la lumière et la justice ». A.N.