Il y a quelques jours seulement un responsable syndical de l'UTICA démentait sur les pages de notre journal l'information selon laquelle on aurait fermé un certain nombre de cafés de la capitale pour manquement aux règles d'hygiène. La vigueur avec laquelle ce représentant niait la nouvelle était quelque peu surprenante et nous rappela une sortie de contrôle d'hygiène pendant laquelle nous avions accompagné une équipe médicale de la municipalité de Tunis pour une tournée dans près de 100 locaux différents (restaurants, pâtisseries, épiceries, boucheries, boulangeries etc.). Ce jour-là, un seul satisfecit fut décerné au propriétaire d'un restaurant situé au cœur de la ville entre l'avenue de Carthage et la rue Ibn Khaldoun (il n'y est malheureusement plus aujourd'hui.). Les autres commerçants ont presque tous écopé d'un avertissement, certains en étaient à leur troisième et quatrième avis. Interrogée sur les raisons pour lesquelles on ne décide pas la fermeture des commerces des contrevenants incorrigibles, la femme médecin qui dirigeait l'équipe de contrôle nous répondit en ces termes : " Vous devez comprendre que ce n'est pas le maître des lieux qui sortira perdant après une telle mesure. Lui, il a dans tous les cas une autre source de revenu et peut supporter financièrement la durée que prendra la fermeture. Ce sont ses employés qui pâtiront de la perte même provisoire de leur travail. Or ces gens font vivre des familles entières qui dépendent de leur salaire. C'est pour eux que nous faisons preuve de souplesse et d'indulgence dans l'application des règlements. "
Qu'est-ce que je risque ?! Ils sont nombreux les " promoteurs " de PME, d'usines et de commerces divers qui, justement, sous prétexte qu'ils emploient des ouvriers font fi de certaines lois et les outrepassent allègrement et souvent impunément, étant quasi certains que les autorités de contrôle tiennent beaucoup à ce que les travailleurs de leur établissement ne se retrouvent pas au chômage à la suite d'une décision plus ferme que le rappel à l'ordre. C'est ce qu'on pourrait appeler le " chantage à l'embauche " : parce que je soulage les pouvoirs publics de la charge morale, sociale et économique de dizaines ou de centaines de personnes qui resteraient inactifs sans le contrat que je leur offre, je me permets tous les abus, toutes les irrégularités, toutes les injustices. Je ne titularise personne après la durée de stage légale, je ne paie pas les heures de travail selon les normes en vigueur, je ne reconnais aucun droit syndical, je n'assure la couverture sanitaire que pour quelques employés indispensables et abandonnerai à eux-mêmes les autres et je manquerai à mille autres règlements au respect desquels je me suis pourtant engagé avant de mettre sur pied mon projet. Que risquerai-je au pire, un ou deux procès qui se termineront par un conciliabule dont je sortirai bénéficiaire quoique je fasse comme concession. Mais on n'osera pas sceller mon entreprise qui nourrit des centaines voire des milliers de bouches. C'est moi au contraire qui tiens par la gorge les autres partenaires du projet : en brandissant à la moindre crisette la menace de déposer le bilan, je m'épargne les mesures punitives et multiplie mes chances de bénéficier d'aides financières directes ou indirectes et de facilités multiples.
Maîtres-chanteurs C'est de cette façon que raisonnent certains commerçants et chefs d'entreprises opportunistes et sans scrupules. Le syndicat des ouvriers en est réduit aujourd'hui avec eux à négocier des demi-solutions ; à consentir unilatéralement les concessions sur des droits élémentaires de l'ouvrier ; à passer l'éponge sur les contentieux du passé et à " ouvrir une nouvelle page dans leurs relations bilatérales " désormais cordiales ! Même quand le contrevenant est un gargotier qui n'emploie que deux filles avec un salaire de misère, on évite les mesures extrêmes : les serveuses- plongeuses- cuisinières-femmes de ménage de ce genre sont souvent hélas le soutien financier unique de leur famille. Et leurs employeurs le savent parfaitement qui en profitent à divers niveaux. Pour l'Etat, la situation est parfois inextricable et ressemble à un casse-tête chinois. Car il s'agit de ménager la chèvre et le chou, de ne fâcher ni l'un ni l'autre ; surtout pas l'employeur. Mais s'il ne s'agissait que du secteur privé, on se serait arrangé pour contenter tout le monde de n'importe quelle manière. Le plus grave depuis un certain temps, c'est que le service public recourt lui aussi, quoique plus discrètement, au chantage à l'embauche. A qui s'en remettre alors le jour où tous les employeurs se découvrent des dons de maîtres-chanteurs ?!