Qu'adviendrait-il de la ville si, d'aventure, chacun balançait un sac poubelle par la fenêtre de sa voiture ? La ville, ce ventre insatiable, engloutit les denrées venues des campagnes, les digère, à sa manière, puis vomit les détritus évacués vers les décharges à ciel ouvert. Là, les "barbachas", fouillent et récupèrent, pêle-mêle, morceaux de cuivre, gros clous, cuillères, ou fil de fer. Leur corporation tribale œuvre, à bas prix, pour le compte et sous la férule de riches ferrailleurs. Ceux-ci réintroduisent les rejets métalliques dans le circuit économique. Preneurs de tous les risques sanitaires, les farfouilleurs ne vont là où sévissent les rejets hospitaliers que pour n'avoir trouvé aucun autre emploi. En définitive, rébus matériels et humains forment une combinaison productive par quoi la marginalité recherche les voies de l'éternel retour à la centralité. Mais avant d'aboutir à cet empire du pire, déjà, dans la cité, les pratiques inciviques inaugurent l'itinéraire dramatique. Les bennes à ordures placées, dans l'espace urbanisé, par la municipalité, introduisent l'enjeu de chicanes feutrées. Indisposé par les surplus déversés à terre, devant sa demeure, chacun repousse l'engin vers ses voisins. Raison de la discorde, ce va et vient a fini par entraîner le retrait de bennes malmenées. Face à la chienlit, les agents municipaux exigent des commerçants l'achat de poubelles personnelles, sous peine d'amende et cela depuis deux mois. Boucher, marchand de légumes ; épicier, buraliste et cafetier dans un centre commercial estiment ces nouvelles dépenses incompatibles avec leur paiement des redevances municipales. Sur les insanités, les agents sociaux greffent leurs drôles de signaux paradoxaux. Parmi eux figure le troc de la civilité contre la désinvolture. Ce vendredi 12 mars 2009, une montagne d'ordures ménagères trônait à l'angle des rues "de Cadix" et "Lorca". Déchiqueté, tout au long de la nuit, par les chiens errants et les chats rassemblés, le sac-poubelles de taille géante, répondait les effluves nauséabondes et les déchets variés. Au cœur d'El Manar, lieu huppé, l'horreur bigarrée, couvrait tout le trottoir et la moitié de la chaussée. A moins d'être musclé, il fallait une voiture pour colporter une telle quantité. Madame D., horrifiée, sort de chez elle et me dit : "Chaque matin, je ramasse un sac déposé à ce même endroit. J'ai eu beau surveiller, je n'ai jamais pu savoir qui était si mal poli. A la fin, j'en avais marre. Mais depuis trois ou quatre semaines, il n'y avait plus rien. Et maintenant, voilà le résultat. La même personne a jeté, ici, les saletés accumulées, chez elle, depuis un mois. Aurait-elle aimé trouver cela devant sa maison ? ! Et que deviendrait ce quartier si chacun d'entre nous, faisait comme elle ? Que Dieu remette sa créature sur le droit chemin !" A l'audition de ces deux interrogations, une idée envahit, soudain, mon esprit, en dépit de l'indignation. Kant, le penseur de la morale, définie par l'intérêt général, n'a rien inventé au moment où il écrivait : "Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle" qu'adviendrait-il de la ville si, d'aventure, chacun lançait un sac poubelle par la fenêtre de sa voiture ? Kant, l'immense, formule ce que chacun pense. De Platon à Heidegger, la mise en forme philosophique suit les chemins du sens commun. Il ne s'agit pas là d'une insolence ; il est question d'une évidence. Ce n'était rien qu'une ordure dérisoire, mais si chacun agissait à la façon de l'homme sans qualité, le dépotoir occuperait le territoire évacué par la cité-dortoir. Installé, ici, depuis deux décennies, j'ai identifié l'universitaire incriminé dès l'examen du papier ramassé. Mais je ne dénonce pas une muflerie personnelle ; j'accuse une goujaterie loin d'être exceptionnelle. Balayer devant sa porte Nos rues ne seraient pas ce qu'elles sont au cas où, dès le plus jeune âge, aurait été inculqué à l'enfant, l'art de ne jamais lancer, à terre, l'emballage de ses bonbons. L'inélégance du professeur l'atteste ; le statut social renseigne peu sur le type de socialisation. Dans une grande surface où j'allais, presque chaque jour, j'intervenais pour voler au secours d'une personne d'allure déshéritée. Elle venait de chiper une minuscule boîte de tomate. Touché par mon intercession et ma proposition de payer pour la vieille dame en pleurs, le responsable de la sécurité m'invite à son bureau une fois le problème réglé. Son dossier à la main, il me dit : "La pauvreté n'est pas la seule raison, professeur, ce sont les gens bien qui volent. Dans ce registre, nous avons du tout ». Mais que faire face à la fréquence des infractions commises tour à tour, avec les vols innombrables dans les hypermarchés. Jeter la pierre à l'autre ou à l'un ne sert à rien. Seule un regain civique pourrait contribuer, un tant soit peu, à juguler ces fléaux car, devant la tentation d'enfreindre la règle, nous sommes, hélas, tous égaux. L'un de mes interviewés ouvre une autre voie de recherche. Par ce témoignage, il juge notre modernité à l'aube de l'ancienne société : "Demandez à tous les commerçants, ils vous le diront : la poubelle individuelle coûte 150 à 200 dinars. Si elle reste une seule nuit sans être fixée à une chaîne elle disparaît. Avant, dans la médina, la femme entretenait la propreté chez elle et devant sa porte. Il y avait la honte et le respect. Maintenant, les gens, mélangés, venus de partout, ne se connaissent pas. Ils sont devenus indifférents à tout".