C'est bien connu : la fripe est un sport national pour une majorité de Tunisiens, les femmes en tête… Jadis destinée aux personnes à revenu modeste, la fripe est aujourd'hui une sorte de shopping décontracté qui attire les riches et les moins riches. Jadis confinée au quartier d'El Hafsia et à Mellassine, elle s'est étendue au fil des années aux quartiers populaires et aux banlieues aisées, se retrouvant à Ibn Khaldoun, à la cité Ezzouhour, mais aussi à Ezzahra ou à l'Ariana. Visite guidée dans un univers coloré, où les rapports humains oscillent entre commerce normal, profits excessifs et concurrence déloyale… La collecte des déchets de textiles se fait en Europe et aux Etats-Unis grâce à des circuits d'organisations caritatives et à des entreprises d'insertion, qui collectent en porte-à-porte les textiles usagés chez les particuliers ou auprès des collectivités mettant à la disposition de la population des points d'apport volontaire. Une filière complexe Après la collecte et le tri, les textiles sont orientés vers diverses filières : la friperie permet la réutilisation de vêtements d'occasion en bon état qui sont exportés vers les pays en voie de développement. Il y a ensuite l'essuyage industriel où on produit des chiffons à partir de vêtements devenus importables, l'effilochage, qui permet de fabriquer de nouvelles fibres qui seront tissées, utilisées pour le rembourrage de sièges ou comme isolant. Il y a enfin les textiles inutilisables, qui sont mêlés à du bois et à du carton et qui serviront à fabriquer des matériaux d'isolation. La friperie c'est le 1/4 des habits en Afrique et selon des données fournies par les Nations-Unies, le chiffre d'affaires de ce secteur dépasse un milliard de dollars par an dans le monde. En Tunisie, la majorité des vêtements, chaussures et autres gants, casquettes ou jouets proviennent d'Europe, alors que l'Afrique noire et certains pays d'Asie reçoivent leur fripe des USA. Ce secteur profite surtout aux consommateurs démunis et à quelques chefs d'entreprises qui accumulent de gros profits, avec peu d'investissements. Ce qui a changé aujourd'hui, c'est la surenchère provoquée par la friperie de luxe. Une notion à priori paradoxale pour un secteur pauvre, mais qui devient florissant à cause de certaines clientes qui cherchent « des pièces uniques, signées… ». La concurrence est rude entre ceux qui peuvent acheter des « balles normales » et ceux qui misent sur des vêtements de luxe, qu'ils vendront à plusieurs dizaines de dinars, dans des boutiques qui ont pignon sur rue et qui occupent souvent des emplacements stratégiques. Et il n'y a qu'à se promener sur l'avenue de la Liberté pour constater ce phénomène. Aujourd'hui acheter ses vêtements à la friperie est loin d'être un signe de pauvreté, c'est même devenu une tendance et certaines femmes s'en vantent ! Le pire c'est que ces boutiques n'annoncent pas clairement que les vêtements proposés sont usagés, induisant les clients en erreur… Car il y a des catégories bien distinctes dans la marchandise, selon un vendeur qui est dans ce métier depuis plus de quinze ans : « la friperie de luxe, où on propose des habits de marque, de vêtements signés, voire jamais utilisés, qui sont revendus après avoir été lavés et repassés et les autres, usés, râpés, délavés, mal coupés… » Concurrence déloyale Un propriétaire d'usine textile a évoqué un problème important et qui n'a toujours pas trouvé de solution, malgré les nombreuses réclamations : « je veux bien que des gens de condition modeste s'habillent à la fripe, mais aujourd'hui, ce commerce s'impose comme un vrai concurrent pour nos usines de textile. Et le problème touche aussi les gérants des boutiques de prêt-à-porter. Mais personne ne veut prendre en compte nos problèmes avec la friperie de luxe, qui nous cause beaucoup de tort. » Et à l'opposé, il y a la vraie fripe, celle qui est à la portée de toutes les bourses. Des prix défiant toute concurrence, pour une qualité variable, allant des vêtements peu portés, aux habits usagés, à peine dignes de servir de chiffons aux mécaniciens, qui essuient avec les taches d'huile pendant leur travail. Ce qui attire les clientes, au-delà des prix, c'est la recherche de la pièce unique. Les témoignages sont nombreux et variés. Salem, fonctionnaire, avoue « fréquenter les boutiques de la fripe est une nécessité absolue, car entre loyer et dépenses du ménage, il ne reste pas grand-chose du salaire… ». Les plus heureux sont les parents d'enfants en bas âge, comme cette dame de trente ans qui déclare : « ma fille grandit très vite et je n'ai pas les moyens de lui acheter des grenouillères tous les mois. Ici, les habits d'enfants dépassent rarement un dinar… ». Quant à Samia, jeune secrétaire dans le secteur privé : « je suis devenue accro à la fripe car je voyais mes collègues filles arriver avec des pulls et des pantalons très chics à des prix dérisoires, alors que moi je mettais la moitié de mon salaire dans les fringues ! Alors je les ai accompagnées et j'ai appris les techniques de recherche… Aujourd'hui, il m'arrive même de revendre certains articles avec un petit bénéfice ». Un médecin interrogé suite aux remarques de certains clients, qui ont évoqué des problèmes de santé causés par la fripe, surtout les chaussures, répond sans détours : « il est vrai que certains vêtements mal lavés peuvent provoquer des maladies de la peau. Le pire reste le fait de porter des chaussures sans les nettoyer en profondeur, car on nous a rapporté le cas d'atteintes cutanées avec des champignons, des allergies, des mycoses… Il faut donc être prudent ». Il faudrait donc se pencher sérieusement sur ce secteur et trouver des solutions adéquates aux divers problèmes qui se posent. Car il est anormal que des spéculateurs accaparent les meilleurs vêtements et les revendent à des prix irréels, entraînant une hausse des prix généralisée…