Reportage de Hechmi GHACHEM - Déjà vendredi soir, j'ai pu constater les dégâts causés à l'Avenue : pavés arrachés aux alentours des rails du métro, panneaux couchés face contre terre, grosses pierres et cailloux couvrant trottoirs et chaussées. Des groupes de policiers assez fournis sont rassemblés à quelques dizaines de mètres les uns des autres. La présence des militaires est réduite au strict minimum. Des bordes de jeunes s'éparpillent et se rassemblent au gré du vent qui les poursuit. Etonnant ! Ils n'ont rien du profil classique des militants mais plutôt celui des petites frappes. Ils semblent n'avoir peur de rien. Déjà rodés au jeu des voleurs et des gendarmes ? Ils ont leurs propres caporaux qui les guident et ils semblent leur obéir au doigt et à l'œil. A l'entrée de l'Avenue laissée aux forces de l'ordre, des barricades improvisées, quelques rares feux allumés… des poubelles renversées. Ils sont maîtres des rues et ruelles adjacentes. Rien ne semble les presser. Ils sont là pour la nuit. De l'autre côté, vers l'Avenue de Carthage les enfants du quartier occupent timidement les trottoirs comme s'ils se préparaient de nouveau à s'ériger en groupe d'auto-défense. On s'arrache difficilement aux multiples barrages pour rentrer. Le lendemain samedi, je suis dehors vers quatorze heures dans l'attente d'un taxi pour rejoindre l'atelier, centre-ville. Le premier à m'appeler fût le peintre Lamine Sassi avec qui j'avais rendez-vous pour une après-midi de labeur. « Je n'arrive pas à accéder à l'atelier. Le gaz lacrymogène est terriblement lourd. Mieux vaut que tu ne descendes pas. De mon côté je vais essayer de me débrouiller pour rentrer ». Je ne me rends pas à l'évidence. Peut-être suis-je, comme beaucoup, devenu « accro » au gaz lacrymogène et aux bruits et mouvements qui l'accompagnent. J'appelle mes amis du restaurant, adjacent à l'Atelier. Même son de cloche ! « Ne descends pas ! Nous ne savons pas comment sortir ». Pris au piège. La densité des gaz avait rendu l'atmosphère plus qu'irrespirable. A contre-cœur. Je rentre au bercail et continue à suivre les nouvelles par téléphone. Kamel qui habite au coin de Mokhtar Attia et de l'avenue de Paris me dit que cette dernière est prise d'assaut par des milliers de jeunes. Hélicoptères et tirs incessants. Rien ne semble venir à bout de la persistance des manifestants, des groupes de jeunes dans leur majorité infestés de casseurs. Dimanche : vers 14 heures. Je suis replié rue de Marseille. Quelques personnes peuplent les quelques rares cafés et restaurants de la place. Jus de citron ou vinaigre… Soudain les gaz envahissent l'espace. Habitués, les gens présents se passent du jus du citron ou du vinaigre autour des yeux et sur le reste du visage. A l'intérieur du restaurant, les gars du personnel se hâtent de se saisir des caisses de bouteilles vides et des morceaux de bois pour en défendre l'entrée. Je vais vers la porte. Le filet de fer et les deux battants de vitre sont baissés. Insupportable odeur de gaz. Dans la rue de Marseille, le Café Monte-Cristo est mis à sac. Les devantures de l'oscar aussi. Le sol est jonché des milliers des tessons de bouteilles. Devant nos yeux, les casseurs succèdent au passage des forces de l'ordre qui viennent de lancer leurs bombes lacrymogènes en les poursuivant. Plus aucun uniforme ! Trois casseurs s'en prennent, en toute quiétude au rideau de fer baissé d'un magasin de vente de téléphones portables. Ils en viennent vite à bout et se replient, laissant la place aux pilleurs qui entrent en respectant un ordre immuable. Aucune hâte ! Aucune bousculade ! Aucune boulimie ! Chacun se saisit exactement de la quantité qui lui incombe. Les derniers sortent avec un ordinateur et peut-être la caisse. Comment ceux-là vont-ils traverser les remparts des forces de l'ordre censées encadrer la place ? Cela nous semble impossible ! A moins que des véhicules garés à proximité ne prennent leur butin en garde. Ce qui nous semble plus plausible puisqu'on a même aperçu un de ces petits futés sortir du café du coin avec le gros et vieux poste de télévision et, vu son poids et son volume fort encombrants, se décider à le poser enfin, au milieu de la rue piétonne. Il se replie mollement… Ayant fini avec le magasin de vente de portables, l'un des casseurs s'avança vers le filet de fer de l'entrée du restaurant où je me trouvais et à peine a-t-il commencé à le soulever qu'un des gars de la sécurité lui déconseilla de continuer son geste. Il leva les yeux et remarqua tous les gars du personnel armés qui les attendaient derrière la vitre. Il se replia mollement d'autant que certains le reconnurent comme un petit gars du quartier. Les casseurs quittèrent la rue de Marseille en toute tranquillité. Sans se presser. Quelques minutes plus tard, un petit nombre de policiers arriva. Ils conseillèrent au patron du restaurant de virer ses clients et de fermer définitivement boutique… parce que les casseurs risquaient de revenir et qu'ils étaient incapables de lutter contre eux. Quand on sait que le restaurant aurait été dévalisé et sérieusement malmené s'il n'y avait pas les clients et surtout le personnel, l'on est en droit de douter de l'efficacité du conseil donné. Les commerçants qui ferment leurs boutiques les laissent comme des proies faciles aux hordes des casseurs dont les forces de l'ordre semblent avoir… peur. Les commerçants doivent-ils se regrouper en milices pour sauvegarder leurs biens du chaos et doivent-ils par conséquent, s'armer en fonction du danger que les pilleurs et leurs commanditaires (recéleurs ou marionnettistes fomenteurs de complots) présentent ? En quittant par la rue Jean Jaurès nous croisons deux ou trois policiers autour de deux corps couchés sur le trottoir. Nous nous avançons vers eux. Ils nous reçoivent avec beaucoup d'égards en découvrant que nous étions journalistes. Ils nous expliquent que ce sont là deux casseurs et nous montrent le butin qu'ils ont saisi sur eux : des cartes grises, des chèques, un sac contenant des produits cosmétiques de luxe etc… l'un des policiers nous dit avec sincérité : ce sont ceux-là qui vendent la Tunisie pour trente dinars. Le chiffre est lâché. Depuis longtemps une rumeur persistante circule : on paye les petits voyous pour qu'ils commettent leurs délits, sèment la terreur et détournent la révolution du vrai chemin qu'elle s'est tracée. C'est une méthode élimée mais visiblement elle peut encore causer des dégâts et faire le jeu des contre-révolutionnaires et de fascistes. Quatre soldats arrivent et obligent les deux jeunes couchés face contre terre à lever la tête et à regarder la caméra et les appareils photographiques qui les entourent. Ils s'exécutent. Les yeux de l'un d'entre eux « tombent pile » dans les miens. Rien à perdre et tout à gagner… Je suis désarçonné. Ce sont ceux d'un jeune tunisien famélique mal instruit, mal éduqué, mal préparé à la vie. Je pense à Genet et, plus précisément, au livre de J.P Sartre « Jean Genet Saint et Martyr ». Ces jeunes sont les laissés pour compte du pouvoir et de la Révolution. Ils n'ont rien à perdre et tout à gagner. Ils prêteront allégeance aux premiers qui les convaincront. Et les arguments qui semblent le plus agir sur leurs horizons fermés sont l'impunité et l'argent et visiblement, les salopards, qui les manipulent semblent n'avoir aucun mal à les leur fourguer.