L'autre jour sur le plateau d'une chaîne de télévision privée, le sociologue Salem Labiedh commenta un reportage sur les rondes policières, diffusé juste avant son intervention, en souhaitant que désormais notre police poursuive davantage les gros bonnets de la mafia qui s'est constituée sous Ben Ali et les Trabelsi plutôt que les petits bandits relativement moins dangereux pour les Tunisiens que cette pègre « présidentielle » qui agissait au grand jour et dans l'impunité totale. En effet, il est une criminalité gravissime que personne chez nous n'osait dénoncer publiquement : celle que chapeautaient les Seigneurs du pays et qui laissa notre économie exsangue. Aujourd'hui, l'heure a sonné pour dresser le procès du « banditisme officiel », le « Nuremberg » des criminels légaux. Des mandats d'arrêts internationaux furent lancés contre Ben Ali, son épouse et les autres brigands en fuite. Plusieurs membres de la famille régnante sont actuellement sous les verrous ; des hauts responsables de la sûreté nationale sont arrêtés, des ministres du président déchu sont mis en examen ; le RCD est dissous depuis plus d'un mois et son tout dernier secrétaire général vient d'être écroué. Qui sait par ailleurs si demain la justice de la Révolution ne poursuivra pas d'autres grands requins de l'ère Ben Ali, du reste trop nombreux pour être décimés en quelques mois. Mais pendant ce temps, faut-il laisser faire les petits délinquants ? D'ailleurs, qui dit que la chasse aux petits bandits ne peut pas mettre la police sur le chemin de leurs « parrains » ?
L'arbre qui cache la forêt
A ce sujet, peut-on croire que les incendies provoqués dans certains établissements scolaires soient l'œuvre seulement de malfaiteurs du dernier rang ? Il doit s'agir d'un réseau de type mafieux, commandité pour déstabiliser le pays et venger ainsi les perdants de la Révolution, depuis Ben Ali jusqu'aux proviseurs limogés en passant par le RCD dissous. Il faudrait aussi enquêter sur les violences provoquées par et entre les vendeurs du marché parallèle. Surtout ne pas se contenter de l'argumentation tribale et régionaliste pour les justifier. Et ces passeurs vers les côtes italiennes, qui sont-ils ? Comment se fait-il qu'ils aient transporté autant de migrants sans être démasqués ? Ne feraient-ils pas partie d'une Camorra locale ? Autres sujets d'enquêtes : les réseaux de mendicité, la prostitution clandestine, le commerce illicite de l'alcool qui recrutent indifféremment les enfants comme les vieillards! On aimerait comprendre aussi si les « agents de change » de la rue de Bab El Jazira qui traitent avec leurs clients au vu et au su de tous, sont autorisés à concurrencer aussi insolemment les banques du pays. D'ailleurs, leur commerce réussit partout, notamment dans les zones frontalières où tout le monde les connaît. La télévision nous les a montrés en pleines tractations avec des Tunisiens ou avec des ressortissants des pays voisins ; et elle nous a également diffusé des images de passeurs de Sfax en train de négocier le prix du voyage avec leurs jeunes passagers. Ces derniers n'ont même pas besoin de chercher leurs transporteurs : un réseau d'informateurs leur fournit les bonnes adresses et fixe les rendez-vous avec le passeur. On nous dit aussi que très souvent, les candidats à l'émigration clandestine sont renseignés dès leur ville natale sur les personnes à contacter et les endroits à fréquenter lorsqu'ils atteignent la destination de départ. Est-ce difficile de surveiller ces différents manèges pourtant ostensibles ?
La leçon de toujours
On aimerait aussi que dorénavant les statistiques sur la criminalité en Tunisie soient communiquées régulièrement et avec le plus de transparence possible aux journalistes et aux chercheurs. Durant les dernières décennies, ces chiffres étaient soit interdits de publication, soit distillés au compte-gouttes et l'on devait d'autre part passer par plus d'un ministère et plus d'un service pour les avoir. Encore fallait-il qu'ils fussent actualisés. Il est souhaitable par ailleurs que l'on prenne en compte dans les statistiques à dévoiler tous les genres de criminalité, y compris la criminalité financière, administrative et politique. Les voyous, les prostituées, les assassins, les escrocs, les corrompus et les corrupteurs, tout ce beau monde hante aussi les bureaux aux portes capitonnés, les chalets en bord de mer et les palais présidentiels. C'est la leçon que nous a réapprise la Révolution de janvier 2011. Puissent notre police et notre justice la retenir à tout jamais !