De notre correspondant permanent à Paris : Khalil KHALSI - À Berlin, au sein d'une famille turque, le poids des traditions écrase les âmes rebelles jusqu'à la tragédie. L'actrice autrichienne Feo Aladag réalise son premier long-métrage avec sensibilité, sobriété et subtilité, tout ce qu'il faut pour évoquer un sujet aussi délicat que celui des crimes d'honneur. L'entreprise est d'autant plus ardue, et sa réception par le public non occidental assez compliquée, qu'il s'agit d'une histoire de musulmans racontée par une Européenne. Feo Aladag a en effet tout fait toute seule, des très longues recherches nécessaires à l'élaboration de son scénario, jusqu'aux dialogues, jusqu'à la réalisation. Elle a même lu le Coran, pour aller aux origines, fondées ou pas – à découvrir –, de ces histoires qui ont secoué l'Europe ces dix dernières années, rempli les pages des faits-divers. Il s'agit de ce qu'on appelle « les crimes d'honneur ». Une tradition moyenâgeuse, voire tribale, qui subsiste encore dans certaines communautés à travers le monde, notamment dans certains courants musulmans. Comme l'explique Aladag, elle voulait sonder l'inconnu, ces identités étrangères isolées, refermées sur elles-mêmes, un peu partout en Occident, pour offrir une explication différente de celles que donnent les journaux européens, une image moins manichéiste. Dès la première scène du film, accompagnée d'une sorte de sourdine, dotée de lumières éclatantes, le spectateur sait qu'il n'y aura aucun espoir pour cette jeune femme au visage d'ange. Umay (Sibel Kekilli, un talent capable de retenue et d'explosion, révélé par Fatih Akin en 2004 dans « Head-On »), jeune mère turque de vingt-cinq ans, habite chez ses beaux-parents. Souvent battue par son mari, lequel punit leur fils autant qu'il le cajole, qu'il ne l'aime, elle décide de retourner chez ses parents, à Berlin, avec l'enfant. À peine a-t-elle posé le pied dans l'appartement de son enfance qu'elle se retrouve confrontée au visage incompréhensif, craintif de sa mère, à l'attitude peureuse et suspicieuse de son père, au comportement accusateur et agressif de son grand frère. Ce qui est d'emblée considéré comme une erreur pèse de tout son poids sur le quotidien de la jeune mère, sur le confort de son fils, et bientôt sur toute la famille. Sans issue Etrangère dans le pays de ses ancêtres, étrangère dans le pays de son enfance, étrangère à son mari, étrangère dans sa propre famille, elle reste étrangère à elle-même, à ses anciennes valeurs, à la fille bien éduquée qu'elle n'a pas réussi à devenir, à redevenir. Et la voilà errant, tenant son fils par la main, sur les traces de son rêve de liberté. Les scènes se suivent, rivalisant en violence, en noirceur, où Umay est à chaque fois livrée à une nouvelle épreuve. Ce crescendo dramatique, de plus en plus tragique, est oppressant, d'autant plus que la moindre lueur d'espoir, même sur le visage de l'enfant, semble être de courte durée. Une ambiance insoutenable de violence, d'enfermement, un huis-clos psychologique où toutes les routes du drame mènent jusqu'à Umay, jusqu'à son cœur, jusqu'à son destin, comme si elle portait ses détracteurs en elle, sa propre fin annoncée. Dans un élan de pathos non démonstratif, mais justement dosé (hormis vers la fin), la souffrance de la jeune femme est palpable, entre son désir d'émancipation, qu'elle accomplit si fragilement, et sa volonté de renouer avec sa famille qui la renie. Mais qui ne fait pas que la renier. « L'Etrangère » est un film dur, terrible, en ce qu'il fait fi des codes du cinéma qui ont l'habitude de rassurer le spectateur, de le ménager, même s'il s'attend, peut-être, à une fin des plus pénibles. Ainsi, la confrontation d'Umay, après qu'elle a été « excommuniée », avec les membres de sa famille, surtout avec sa mère, est d'une douleur insupportable. Le visage figé de l'actrice Derya Alabora, si beau et si tendre, tellement altier, se voit trahi par son regard qui porte déjà la tragédie de sa fille, mais aussi la sienne propre, celle de sa famille. Le regard implore à se jeter dans ses bras, tandis que ces bras, faits pour servir l'honneur, repoussent. C'est cette complexité des rapports familiaux que Feo Aladag essaie de mettre en évidence. La jeune femme dresse alors un portrait de famille tout en finesse, avec beaucoup d'humanité et d'humanisme, pour ne donner ni tort ni raison à qui que ce soit, mais simplement dénoncer un système patriarcal, traditionnel, assez complexe pour l'élever à quelque chose de plus universel. Le spectateur occidental, se retrouvant immergé dans un monde complètement différent, pour lequel il avait l'habitude de nourrir une quantité de préjugés, au mieux, ou, au pire, une totale indifférence, finit par avoir en main les clefs les plus intimes dudit système pour pouvoir s'émouvoir sans juger. Emouvant jusqu'à faire mal, d'une beauté atroce, « L'Etrangère » dérange, perturbe, aliène pour les mille et une questions qu'il pose sans la moindre possibilité de réponse.