Ça devait être un moment historique, une journée qui devrait concrétiser les revendications révolutionnaires et qui clôturait plus de dix mois d'efforts et d'acharnement, un moment qui achèverait le processus démocratique. Un regard externe s'étonnerait de la réaction colérique des Tunisiens au lieu d'une célébration de la seconde Constitution tunisienne après celle de 1959. A vrai dire, le fossé s'est encore creusé entre le corps politique et le citoyen. Une dichotomie prédestinée à ne jamais être liée que par la discorde. La politique corrompt et le peuple s'indigne. Ce jour où on devrait fêter l'achèvement de la transition démocratique, c'est certain, le processus a été «achevé» et condamné. Première séance drôlement fêtée! La séance inaugurale de l'Assemblée constituante, qui s'est déroulée hier, a été fortement contestée par des citoyens venus par centaine pour crier leur mécontentement face aux décisions prises à l'insu du peuple, une fois encore. Des décisions qui ont fortifié la polémique. La controverse n'en est que trop flagrante. On crie au complot, au sacrilège de la Révolution. Les manifestants appelaient donc à une seconde révolution. Des banderoles, des affiches ont été hautement affichées. La Société civile et le simple citoyen ont envahi la Place du Bardo face au siège de l'Assemblée constituante. Leurs messages étaient simples, précis et clairs. On réclame la présence des familles de martyrs et celle des militants dans les séances de débats de l'Assemblée à la place de certaines figures qui ne représentent, selon eux, aucunement le peuple tunisien. D'ailleurs, des parents de victimes étaient en première ligne face aux forces de l'ordre, affichant les portraits de leurs progénitures disparus trop tôt. Certaines mamans inconsolables annoncent qu'elles camperont devant le siège de l'Assemblée tant que le gouvernement n'aura pas arrêté les coupables qui ont tué les leurs. En outre, l'organisme Amnesty International a fait une marche exemplaire sans heurt avec un sens de l'organisation assez représentatif affichant les réclamations populaires les plus équitables et les plus légitimes à l'instar de l'indépendance de la magistrature, chose qui garantirait le jugement des criminels ayant tué les martyrs, la réclamations des droits sociaux, économique et culturels, ainsi que l'abolition de la peine de mort. D'autres mouvements estudiantins et populaires scandent le droit à une Constitution respectueuse de la dignité de chaque citoyen, garante de la liberté d'expression, de la justesse juridique, de l'égalité entre les deux sexes, d'un enseignement démocrate et d'une culture libre et engagée. On a pu voir aussi plusieurs banderoles qui demandent à ce que l'on garde un œil sur les débats de l'Assemblée, et ce, par le biais de deux moyens de supervision. D'abord, une chaîne parlementaire qui diffuse en direct et sous l'œil populaire les séances journalières au sein de l'ancienne Chambre des députés. Ensuite, un référendum post-constitution afin que les citoyens puissent avoir le dernier mot. Débats politiques guindés contre des débats citoyens indignés Au cœur de ce tumulte citoyen, et face aux débats pseudo-cartésiens et un peu trop guindés au siège de l'Assemblée, d'autres débats animaient une manifestation où l'on est à la fois spectateur, manifestant, auditeur, intervenant et patriote. Quand le marivaudage et l'art infime de converser politique battait son plein à l'intérieur, les causeries emportés et militantes au-dehors étaient effervescentes. Femmes et hommes, citoyen du monde ou partisan d'une cause, tous se parlaient, discutaient, conversaient sans rancune, avec naturel, loin de la bienséance diplomatique qui fausse les vraies causes. Entre rire, sérieux et emportement, on parlait des causes menacées d'être perdues et violées. On criait à la profanation des droits du citoyen parce que «nos politiciens revenus de l'exil et sortis des prisons, sont happés par les sièges et le pouvoir. Ils omettent la volonté populaire et se préoccupent de convoiter les ministères et le Palais de Carthage» (Mme. Ben Fraj, enseignante). Plusieurs jeunes éclairés et clairvoyants parlaient de leur refus total que les chefs de partis politiques vendent la Tunisie à l'Occident et au Qatar. « Non à l'endettement et aux accords avec les anciens colons. Ça précipiterait l'écoulement du pays et, pour s'en sortir, le nouveau gouvernement fera augmenter les impôts. C'est toujours au peuple, au pauvre citoyen et père de famille de payer les pots cassés ! Non ! Plus jamais ça. On ne se laissera plus jamais avoir ! » (M. Sadkaoui, ingénieur au chômage). Une impression de déjà vu… N'a-t-on pas vu le désenchantement total qui suit chaque Révolution ? L'Histoire n'en est qu'une preuve. Ce cercle d'éternel recommencement qu'est la suite logique de l'Histoire prouve que toute grande révolution a donné suite à un désappointement chaotique. Il suffit de se rappeler la Révolution de 1789 où la France a changé le cours de l'Histoire. Rappelons-nous aussi l'hiver 1989 en Roumanie, où la chute du communisme dictatorial de Ceauescu s'est faite dans le sang (1 104 morts). Où les protestations populaires spontanées ont été suivies par une manipulation politique nouvelle dont l'issue n'est plus à rappeler…Révolution ou complot? Une énigme de plus… Néanmoins, des têtes sont tombées, la mémoire des martyrs saccagée, des causes violées. Le tout pour installer de nouvelles dictatures… De peur qu'ils ne soient que de pauvres proies aux nouveaux détenteurs du pouvoir, les Tunisiens clament leur droit et contestent la nomination d'un nouveau président sans que les Tunisiens l'aient élu. « Encore un qui se place ou se voit placé à la tête du pays sans que le peuple dise son avis ! On se paye nos têtes ! C'est illégitime et illégal qu'ils décident à notre place ! De plus, ces nominations ne devraient pas avoir lieu avec l'écriture de la Constitution ! C'est elle et uniquement elle qui, une fois accréditée par le peuple, devra nommer qui sera le président, le Premier ministre et répartir les ministères selon des textes de lois par à l'aveuglette!» (Mlle Achouri, étudiante). «Ils se sont contentés de tout décider et de nous annoncer ça à la télé tunisienne avec les applaudissements ! Ça nous donne un haut-le-cœur ! On a l'impression d'avoir été piégé et que ces élections n'ont été qu'une mascarade !» Au final, le Tunisien n'a pas envie que sa patrie devienne une nouvelle Roumanie… il serait peut-être temps de chanter l'ancien hymne national roumain : « Réveille-toi (non pas Roumain) mais politicien tunisien ! » car le citoyen n'est plus dupe depuis belle lurette, il ne se taira pas tant que tu ne seras pas juste et honnête.