Par Gilles Dohès - « Nous allons vous presser jusqu'à ce que vous soyez vide puis nous vous remplirons de nous-mêmes » Georges Orwell, 1984. Depuis le soulèvement survenu en janvier 2010 le peuple tunisien fait face à une série de problématiques épineuses dont les modes de gestion qui seront adoptés orienteront l'avenir du pays pour des décennies. Parmi la pléthore dequestionssoulevées, il en est une qui n'est que très peu abordée frontalement, mais dont l'influence se fait sentir dans tous les débats, c'est la question du rapport, et parfois de l'absence de rapport, à la mémoire du pays. Régulièrement, en effet, des débatteurs, et ce toutes obédiences confondues, balayentavec mépris telle ou telle idée au motif qu'elle neserait pas tunisienne, qu'elle serait importée, de France en général, ce qui équivaut, en cette période de trépignement nationaliste et de relations internationales compliquées, à une relégation aux oubliettes de la pensée (pour rester poli). C'est bien mal connaître l'histoire tunisienne. Il en va de même dès lors que l'on s'intéresse à la question syndicale et au respect des droits de celles et ceux qui vivent dans les conditions les plus dures ou ont le tort d'appartenir à une minorité ; les syndicats sont ainsi toujours soupçonnés de fomenter quelque sournoise forfaiture ou traitrise à la nation, d'être au service de… au service de qui exactement ? De Moscou ? De Paris ou New York… ?Quand il ne s'agit pas de vociférer, pancartes à l'appui, que les syndicalistes sont aux ordres des puissances infernales... Ce qui fait à la fois l'évidence et la force de ces oppositions c'est qu'elles renvoient à des perceptions solidement ancrées dans les esprits, à la relation parfois douteuse que certains entretiennent avec l'image, toujours fantasmée, qu'ils se font de leur propre pays (et de ce qui en est représentatif ou pas), oubliant que jusqu'à preuve du contraire les idées sont d'essence internationaliste. Quelle que soit l'époque considérée et qu'il s'agisse de s'attaquer aux modes de gestion des couches sociales défavorisées ou de lutter contre le drame de l'illettrisme (pour ne prendre que ces deux exemples), les clergés de tous les pays se sont accommodés des pires régimes autoritaires,à de très rares exceptions près, comme le mouvement des prêtres ouvriers ou certaines mouvances apparues surtout en Amérique du Sud. Et les clergés et les autoritarismes sont indissociables dans leur fascination de la réaction, ce projet politique incapable de comprendre son époque et qui pioche dans une vision instrumentalisée du passé les solutions aux problèmes actuels. En attendant, personne ne semble réfléchir à ce qu'il produit aussi comme discours quand, au détour d'une rue ou patientant à un carrefour, il prodiguera quelques piécettes à une main tendue. L'aumône musulmane a ceci de commun avec la charité chrétienne qu'elle a toujours été une façon de dire, dans le silence opaque des consciences repues « reste à ta place » à celui qui quémande. Etant principalement affective, la mémoire, fut-elle celle d'un peuple, est facile à tromper et les petits arrangements ont ceci d'efficace qu'ils permettent d'orienter un destin, de fossiliser des comportements, et de naturaliser tous les conditionnements. Lemalheur de la mémoire tunisienne est d'avoir été laminée successivement par trois rouleaux compresseurs : la colonisation, Bourguiba et Ben Ali. La colonisation, avec la force de sa brutalité positive, a réaménagé, classé, éliminé tout ce qui ne convenait pas à sa vision ethnocentriste, tout ce qui excédait le cadre de ce que se devait d'être une population d'indigènes. Par ailleurs, et avec une vision politique que n'aurait pas reniée Machiavel, elle a autorisé l'existence d'une bourgeoisie inoffensive et conforme à ses attentes et dans le même temps, elle a éradiqué les tentatives des quelques rares artistes qui s'aventuraient hors des sentiers battus, alors que la peinture française, par exemple, enrichissait sa créativité des productions et des talents locaux. La mainmise sur une culture, la volonté de l'étouffer ou la capacité à en redéfinir les limites, qui alors siéront aux musées de la Métropole (pour le passé ?) ou des Emirats (pour le futur ?)Sont évidemment l'expression d'une domination et d'une domination qui de plus s'auto-justifie, car si elle s'avère possible c'est bien que la production locale ne mérite que cela. Pour des raisons parfaitement conformes à l'intérêt national, mais totalement antagonistes à une volonté d'éducation des masses, le triste sort réservé à la culture par le colonisateur a malheureusement été reconduit lors des étapes ultérieures qui ont vu s'accentuer la prédation de certains et le cynisme de beaucoup. Et voilà que des années après la décolonisation, la culture tunisienne, exsangue et privée de mémoire, se complait désormais dans la plupart des cas dans sa vision archéologique, avec son cortège d'antiquités puniques au public clairsemé et demeure ainsi, comme à l'aube du XXe siècle, inoffensive et dominée.Ainsi, en dehors de la poignée d'élus ayant eu la fortune d'être adoptés par les nomenklaturas, les artistes se cantonnent à de vains ressassements ou à de savants arpèges auxparfums d'hallali. La mémoire des luttes syndicales a aussi connu ses périodes d'amnésies, et qui se souvient encore que la création de la première Centrale tunisienne date de 1925 ? Et qu'elle n'était au service d'aucune puissance étrangère… Les syndicats et leurs militants furent en leur temps de virulentsopposantsau colonisateur, mais les aléas de l'histoire les virent ensuite subir les foudres d'un Etatboursouflé et les voilà maintenant en passe d'être promus ennemis de la Nation. Peut-être serait-il judicieux de se demander si, en pointant du doigt un trop facile ennemi, la main qui désigne n'est pas toujours un peu la même, cardepuis l'instauration du protectorat bien des résistances ont été vaincues, mais s'il est vrai que les bénéficiaires furent de nationalités diverses les perdants, eux, étaient toujours tunisiens. La culture se doit d'être à la vie de l'esprit ce que le syndicalisme se doit d'être à la politique : la remise en cause permanente et ludique des rapports de domination, et ainsi toute politique qui se cantonnera à la « gestion du réel » seravouée à la superficialité et toute culture qui ne questionnera pas les présupposés esthétiques rateraimmanquablement sa cible. Quant aux militants démocrates de la première heure, ils sombrèrent eux aussi dans l'amnésie, et les luttes aurorales contre l'occupant se muèrent en combats crépusculaires entre factions, dont seul l'oubli sortit vainqueur. Heureusement, la tradition, construite, manipulée, était sauve ! Elle pouvait librement enfanter son propre mythe et ainsi remporter une large adhésion de la population… Les évènements du mois de janvier 2011 ont aussi été l'expression du rejet de cette passivité construite sur laquelle s'appuyaient confortablement les militaires et les bonimenteurs de tous poils. Les mois qui viennent nous dirons s'il reste toutefois possible de faire machine arrière et si l'histoire peut se répéter, en pire.