Un an et, déjà, la Révolution qui a restitué la Tunisie aux Tunisiens, se trouve à la croisée des chemins. Le plus difficile, en effet, ce n'était pas « limoger » Ben Ali. Avant lui, Bourguiba qui s'était arrogé l'immortalité, a été déposé en deux heures de temps et rien ne s'est produit si ce n'est ce mouvement de crédulité face à ce qui donnait la pré-figuration de ce qu'on appelait « le changement » ; changement qui avait, d'ailleurs, besoin d'être changé lui-même. Maintenant que c'est fait, et que les tribuns récupérateurs ont squatté la Révolution, avons-nous vraiment le sentiment de la mériter ? Bouazizi s'est consumé à grands feux, ce qui était suffisant pour qu'une traînée de poudre dévastatrice ait raison d'un régime qui faisait peur, mais qui s'est révélé être un tigre en papier. Durant des mois et des mois, une espèce de cacophonie s'est installée comme par ce mécanisme aristotélicien de purgation des passions. On a disserté sur la dictature, on l'a condamnée, on a sorti des dossiers scabreux dont on soupçonnait l'existence mais pas l'ampleur et l'on s'est aussi perdu en conjectures dans la confection du difficile exercice de la démocratie plurielle. Entre temps, on ne savait guère trop qui nous protégeait : l'armée, avec le généralissime Rachid Ammar, catapulté au devant de la scène par exigence patriotique et, comme pour rappeler, que l'armée réduite à la portion congrue par Bourguiba, puis sciemment déstructurée par son successeur, était bien là et qu'elle était et reste républicaine et garante de l'inviolabilité du territoire national et de l'infrastructure étatique. Car, en face, la police accusait le coup : fidèle à Ben Ali, l'a-t-elle été jusqu'au bout ? Diabolisée, ne s'est-elle pas désengagée surtout lors du passage de Rajhi ? Il est important et essentiel de rendre grâce à la Providence que deux hommes, deux hommes à un âge avancé, Caïd Essebsi et Mbazaâ aient eu assez de sagesse – l'un très médiatisé ; l'autre très discret – pour veiller au bon fonctionnement des institutions, alors que le front libyen se faisait menaçant, que l'Algérie se calfeutrait et que nos amis occidentaux – y compris l'Amérique - faisaient preuve d'ambivalence à propos du dossier tunisien. Sauf que, malheureusement, de l'intérieur, cette Révolution a généré une déferlante de revendications sociales intenables, conspuant les chefs d'entreprise, ruinant le tourisme, bloquant les trains et annihilant la production. C'est ce qui a rendu la victoire d'Ennahdha possible. Elle est allée truster la misère, les discours et les bonnes œuvres : ça a pris. Aujourd'hui, nous avons une Constituante qui a l'air de vouloir s'éterniser dans la rédaction de cette Constitution, comme si celle-ci avait le statut de texte révélé. Nous avons une opposition qui s'est définie comme telle, mais qui opère en rangs dispersés. Nous avons une Troïka contre-nature et que seuls les intérêts électoraux et logistiques explique. Mais, nous avons surtout un parti islamiste au discours double et qui veut s'installer dans la durée et un président de la République qui n'arrive pas à se positionner ou du moins, à s'assumer dans son rôle de prestige, formel, lui, qui a toujours été protagoniste. Le risque, aujourd'hui, un an après, c'est que le peuple tunisien dont la patience est « légendaire » ne commence à voir flou ou qu'il ne s'impatiente. 60% de Tunisiens n'ont pas été voter. Cela confère un caractère relatif à la victoire d'Ennahdha. Et c'est ce qui explique, peut-être, qu'Ennahdha s'appuie plus sur ses apparatchiks – eh oui, on imite toujours l'ennemi – plutôt que sur une légitimité qu'elle sait factice, conjoncturelle et, finalement, dérisoire.