Par Khaled GUEZMIR - S'il y a un domaine qu'il faut manipuler avec une extrême prudence, c'est bien celui de l'histoire de la justice ainsi que celui de la justice de l'Histoire. Toutes les deux appartiennent à la mémoire des hommes et souvent cette mémoire est chargée de souffrances, d'amertume, de ressentiments personnels et de désirs de « revanche », refoulés et ce n'est pas Freud qui l'a inventé ! Les Historiens sont obligés très souvent d'être à la fois sociologues et archivistes, mais aussi psychanalystes sans oublier la nécessité de connaître l'économie, la finance et bien sûr le droit, parce que la vie des hommes est la synthèse des rivalités et des intérêts contradictoires, des ambitions opposées et plus encore en politique, des volontés de puissance des acteurs qui aspirent au commandement suprême. Bourguiba et Ben Youssef sont morts, ils appartiennent à Dieu l'éternel, mais on n'arrête pas depuis la Révolution, de remuer à tort et à travers les souvenirs les plus tragiques d'une époque révolue, mais où les acteurs « collatéraux » sont encore vivants et réclament une exigence éthique mais aussi réparation morale et matérielle. Que Madame Ben Youssef demande à connaître la vérité sur l'assassinat de son mari quoi de plus légitime. Mais que certains « putchistes » des années soixante réclament une « révision » des procès qui ont condamné leurs camarades à la peine de mort et eux-mêmes à des dizaines d'années de réclusion en soulevant par ailleurs leurs conditions de détention dégradantes et humiliantes dans les prisons tunisiennes de l'époque, voilà qui change totalement la donne. Le leader feu Salah Ben Youssef a été lâchement assassiné et ceux qui l'on exécuté ne sont pas « officiellement » connus à ce jour, à part quelques « fuites » par çi… par là, une allusion dans un des discours de Bourguiba à l'IPSI dans les années 70, et quelques témoignages toujours aussi fuyants et imprécis qui ne relèvent en aucune manière du traitement scientifique, et des exigences suprêmes, de l'Histoire et des historiens. D'ailleurs les lois sur les « Archives » sensibles qui mettent en jeu la renommée et les intérêts des personnes vivantes concernées sont en général inaccessibles pour au moins 50 ans dans certains pays et même 60 ans dans d'autres et ce afin que des apprentis historiens ne puissent pas nuire injustement à autrui. Un des acteurs majeurs du complot dénommé « Youssefiste » des années soixante a été invité par une chaîne de Télévision locale, et a affirmé avec force que le « complot » en question n'a jamais visé « l'assassinat » de Bourguiba mais un changement du régime politique ! Dans cette logique, il va falloir « refaire » « le procès » non pas des « putchistes » et « comploteurs » qui ont quand même prévu le recours à la violence pour le changement politique mais aussi de tous les comploteurs qui ratent leur complot et se font épinglés par leur victime, présumée et la justice. Là nous nous engageons dans un débat risque et sans fin : Est-il légitime d'opérer le changement politique par la violence y compris un coup d'Etat, et dans l'affirmative où commence cette légitimité et où s'arrête-t-elle! Peut-on autoriser des individus ou une quelconque formation politique, à faire « un coup d'Etat » pour soi disant la « bonne cause » et changer les hommes au pouvoir ! Là toutes les glissades sont permises et même Ben Ali pourrait nous rechanter son « manifeste » du 7 Novembre qui a mené le pays au désastre, tout simplement, au nom de « l'intérêt supérieur de la Nation », et pour « sauver » le pays comme l'affirmaient ses « compagnons » éphémères puisqu'il les a tous éliminés du pouvoir par la suite. En revanche demander réparation pour les conditions de détention dégradantes, surtout quand il s'agit de procès « politiques », est à notre avis la meilleure voie pour panser les blessures profondes du passé et arrêter la prolongation des traumatismes sociaux aujourd'hui et demain, alors qu'on a si besoin d'aller de l'avant solidairement. Finalement toutes les « vérités » sont et resteront relatives et subjectives. Tous les Etats du monde, passés et présents disposent d'une arme à double tranchant : le droit d'utiliser la violence légale quand l'ordre public est en danger ! Tout est question d'interprétation et de « preuves » matérielles, souvent d'ailleurs, bien approximatives. De ce point de vue, il faut saluer certains leaders de la Nahdha et de la gauche marxiste et démocratique qui ont connu la torture, la privation de liberté et l'exil sans appeler aujourd'hui à la vindicte ou la revanche. On appelle cela de la « Dignité » et c'est à leur honneur de faire à nouveau acte de courage moral et regarder plutôt vers l'avenir. Vous me direz mais alors que faites vous de la « responsabilité » ! Chacun doit assumer ses erreurs pour bénéficier du pardon social. C'est bien vrai mais la responsabilité n'est jamais à sens unique. Ceux qui planifient et exécutent des coups d'Etat eux aussi sont responsables même s'ils échouent et deviennent des victimes à leur tour. Dans ces cas, seule la justice indépendante et neutre est capable de discernement. Mais certaines souffrances vécues restent béantes et irréparables malgré toutes les compensations. La tragédie humaine c'est cela aussi, mais le pardon est plus grand encore ! K.G