Il va sans dire que dans le cadre de la Justice transitionnelle, une réorganisation du secteur de la magistrature est nécessaire afin de repartir sur de bonnes bases. Réorganisation implique un assainissement dudit secteur afin de rompre avec les pratiques de l'ancien régime, consistant à fermer les yeux sur la corruption qui était d'un usage assez courant chez certains magistrats. Ces derniers se permettaient beaucoup de recourir à ces pratiques, en contrepartie des décisions qu'ils rendaient non pas en application de la loi mais des directives venant « d'en haut », et en absence totale des garanties de la défense. Dans certains procès les jugements étaient connus à l'avance et en dépit des failles juridiques que les avocats de la défense ne manquaient de soulever. En vain, car il s'agissait de parodie de justice où les accusés eux-mêmes étaient convaincus de qui allait advenir d'eux. Cela était dû au système judiciaire dans lequel le magistrat était comme pris au piège. Tous les magistrats qui ont osé parler d'indépendance de la justice ont eu des problèmes, et ce aussi bien sous le régime de Bourguiba que sous celui de Ben Ali.
Deux poids deux mesures
Il va sans dire que le système des deux poids deux mesures, qui se pratiquait sous l'ancien régime était dû essentiellement à l'absence totale de l'indépendance de la justice. Il y a d'un côté, une évolution de la législation dans tous les domaines. Mais à voir la manière dont elles étaient appliquées, on croirait qu'elles étaient faites plutôt pour la parade. A titre d'exemple, les peines de substitution, instituées pour permettre aux jeunes délinquants de se réinsérer, ont été rarement mises en application. Il en allait de même pour le centre de désintoxication, devait recevoir tous les délinquants primaires qui ont été impliqués malgré eux dans des affaires de consommation de stupéfiant. En bien, le juge continuait à infliger les mêmes peines d'un an et 1000 dinars d'amende. On ne sait d'ailleurs même pas ce qu'est devenu ce centre, situé à Jbel El Ouest qui a coûté cher aux contribuables, de par son infrastructure et du matériel sophistiqué qui lui a été consacré. Idem en ce qui concerne le processus de la réhabilitation qui est automatique en vertu du code de procédure pénale, mais qui a été intégré dans la procédure de grâce présidentielle. Cette pratique des deux poids deux mesures a été surtout la règle dans ce qu'on a appelé les procès politiques, car le juge a souvent les mains liées en l'occurrence et les droits de la défense étaient bafoués.
L'ascendant du ministère de la Justice
A l'issue de la Révolution, le ministère de la Justice, que ce soit sous le premier ou le deuxième gouvernement, a continué à exercer son ascendant sur le corps de la magistrature. Plusieurs associations et membres de la composante civile, dont notamment l'Association des Magistrats Tunisiens, et l'observatoire pour l'Indépendance de la Justice, ont appelé à la promulgation d'une loi portant création d'une instance indépendante de la magistrature. Ce projet est latent répondent les membres de la Troïka. Il mûrit encore, et dans la tergiversation et les atermoiements, le ministère de la Justice continue à exercer son ascendant sur le corps de la magistrature.
L'indépendance de la Justice, un vœu pieux ?
La dernière décision prise par ledit ministère, consistant à révoquer 82 magistrats, pour corruption a suscité le mécontentement de tout le corps de la profession, et pour cause : cette décision est inique, étant unilatérale. Bien que le ministère se soit ressaisi en donnant l'occasion aux magistrats concernés de faire opposition devant le gouvernement,en guise de phase gracieuse pour une éventuelle réconciliation, le syndicat a décidé la semaine une grève des magistrats de trois jours. Cette grève a été suivie à 80%, mais le ministère a contre attaqué en déclarant qu'elle est illégale. Ce qui a irrité davantage les magistrats et les membres de la composante de la société civile, traduisant l'attitude du ministère comme une fin de non recevoir, à la demande de consolidation de l'indépendance de la Justice. Parmi les magistrats révoqués, certains, après avoir eu accès à leur dossiers, auraient cherché une sortie honorable, en consentant à donner leur démission. Ce qui serait une reconnaissance tacite des faits qui leur ont été reprochés. Cela leur éviterait d'être poursuivis en justice, et leur laisserait la porte ouverte à s'inscrire au barreau. D'autres ont par contre réagi estimant que la décision du ministère de la Justice est arbitraire et sans fondement. Ils sont demandé dernièrement à être entendus ainsi que le ministre de la Justice par la Constituante. Ces magistrats estiment en effet que leur révocation est abusive étant prise de manière unilatérale, sans être motif réel et sérieux. Au nom de tous ces magistrats, Béchir Najeh a déclaré aux médias que cette demande tend à donner l'occasion aux magistrats de s'exprimer devant la Constituante afin de dénoncer les injustices dont ils sont victimes, ajoutant que « la liste des magistrats révoqués a été fondée sur des données subjectives ».
Quel sera donc le rôle de la Constituante en l'occurrence ?
Il faut se demander d'abord si la Constituante est compétente pour décider de l'issue de cette affaire, qui dans l'état normal des choses est du ressort du tribunal administratif. Celui-ci est en effet compétent pour recevoir toute action tendant à annuler ladite décision de révocation de la part des magistrats estimant avoir été lésés. La Constituante pourrait intervenir, tout comme le gouvernement d'ailleurs, à titre d'arbitre, tant qu'on est dans la phase gracieuse et avant toute procédure contentieuse qui est de la seule compétence du juge administratif. Mais dans cet amalgame ce dernier, n'est-il pas lui-même concerné par l'indépendance de la Justice ? Un cercle vicieux auquel on ne peut échapper sans des résolutions pondérées et concertées dans l'intérêt général, et la consolidation de la justice transitionnelle et la préservation de l'intérêt général.