Le Chinois Mo Yan, prix Nobel de littérature 2012, est attendu ce 10 décembre dans la capitale suédoise pour la cérémonie de remise de son prix. L'occasion de revenir sur ses deux longues nouvelles, publiées cet automne aux éditions du Seuil. Le Veau, suivi de Le Coureur de fond sont sans doute représentatives de son écriture toute en ironie et en humanisme. Les Chinois tout comme les observateurs internationaux attendent plus particulièrement le discours que le lauréat doit prononcer à Stockholm à cette occasion. L'homme est connu pour son absence de prises de position claires sur la question des droits de l'homme, qui touche de près la vie intellectuelle dans son pays. Voudra-t-il profiter de ce forum international pour exprimer ouvertement son soutien aux artistes et intellectuels muselés par Beijing et condamner le régime ? Rien n'est moins sûr !
Un écrivain officiel ? Des militants des droits de l'homme ont reproché à Mo Yan son silence en 2010 lorsque l'attribution du Nobel de la paix au dissident chinois incarcéré, Liu Xiaobo, avait déclenché la colère du régime chinois. Il passe pour être un « écrivain officiel » pour ses confrères en raison de sa proximité avec le Parti communiste chinois - Yan est le vice-président de la très officielle Association des écrivains chinois. Le célèbre auteur du Sorgho rouge n'a jamais cessé de rappeler qu'il n'était pas un auteur politique, mais qu'il écrivait dans une perspective humaniste à l'intérieur de laquelle la critique sociale avait toute sa place. « Certains préféreront crier dans la rue, mais il nous faut tolérer aussi ceux qui se cachent dans leur chambre et se servent de la littérature pour exprimer leurs opinions », avait-il expliqué dans un discours prononcé en 2009, à la Foire du Livre de Francfort.
Ceux qui ont lu les livres de Mo Yan savent que son œuvre prolifique, riche de quelque 80 romans, recueils de nouvelles et essais n'est en effet pas dépourvue de critiques et de dénonciations. Il y a un style Mo Yan, une écriture ironique qui n'épargne ni les hommes ni les institutions. Son recueil de nouvelles longues Le Veau, suivi de Le Coureur de fond qui est paru cet automne en traduction française, illustre admirablement l'écriture tout en intelligence et en empathie humaniste de cet auteur singulier que le jury Nobel a comparé à Dickens, Faulkner et Marquez.
« On mène le peuple en bateau » La première nouvelle du recueil intitulée Le Veau raconte l'histoire de trois veaux châtrés dans une commune rurale, sur l'ordre du chef tout-puissant de la brigade de production. L'opération se passe mal et l'un des veaux meurt d'une infection postopératoire, entraînant l'humiliation du commanditaire et du médecin par leur supérieur hiérarchique. L'histoire est racontée à travers le regard naïf d'un jeune garçon qui, sans en avoir conscience, met le doigt sur les enjeux sociaux et humains sous-jacents à cette simple opération de contrôle de naissances bovines que raconte la nouvelle. Récit réaliste de la vie quotidienne dans la Chine rurale, ce texte peut aussi se lire comme un drame de rapports de force entre les puissants et les faibles. Alors que les puissants d'aujourd'hui sont issus de la révolution prolétarienne, les faibles doivent se réfugier dans la nostalgie d'un passé prérévolutionnaire où les paysans ne vivaient pas nécessairement moins bien qu'aujourd'hui, malgré la propagande communiste qui impose une vision progressiste du temps social.
« En fait, on mène le peuple en bateau », s'exclame maître Du, vieux paysan chargé d'apporter la contradiction dans la nouvelle société où Mo Yan a campé son récit. Et l'homme de se rappeler le bon vieux temps où même les bœufs étaient gros, leur cuir luisant, leur démarche majestueuse : « La couche de graisse faisait trois doigts d'épaisseur, (...) on s'asseyait à table, on faisait bombance, il y avait de la musique, des choses à voir, ah, le parfum de cette époque... » Dans la Chine profonde des années 1970, de tels propos relèvent du sacrilège contre-révolutionnaire ! D'ailleurs, interpellé par le jeune narrateur pour sa « position de classe » considérée incorrecte, Maître Du va devoir se rétracter, tout en ajoutant, tel Galilée : « Il n'y a pas à dire, à l'époque, il y avait plus à manger qu'aujourd'hui » !
A l'intersection de plusieurs esthétiques Alors que la deuxième nouvelle du volume, Le Coureur de fond, est plus autobiographique, Le veau se lit comme une véritable fable de la Chine contemporaine, où sont mis en exergue les abîmes et les apories de la société dominée par l'idéologie. Depuis son premier roman paru en 1981, Mo Yan n'a eu cesse de revenir aux sujets qui fâchent, de la politique du contrôle des naissances à la corruption des cadres du Parti, en passant par la nécessité de réécrire l'histoire. Pourtant, il n'a jamais vraiment été ennuyé par la censure. La cause en est à chercher sans doute dans l'écriture sophistiquée du prix Nobel, où le souci de réalisme est contrebalancé par des stratégies de narration novatrices puisées à la fois dans la littérature mondiale contemporaine - dont Mo Yan est un fin connaisseur - et dans les traditions populaires du conte.
Conteur hors pair, le romancier chinois se situe à l'intersection de plusieurs esthétiques, mais n'oublie jamais, comme ses derniers récits parus en français le rappellent, qu'un « écrivain doit exprimer critique et indignation face au côté obscur de la société et à la laideur de la nature humaine »(MF) Le Veau, suivi de Le Coureur de fond, par Mo Yan. Traduit du chinois par François Sastourné. Paris, éditions du Seuil, 2012. 257 pages.