Tu sais Chokri, avant-hier, vendredi, nous nous sommes rendus à Jendouba, ton pays natal et celui d'Adel, le vendeur ambulant suicidé. Il a fait, ce jour-là, un temps de canard. Un vent glacial soufflait très bas. Les cimes des hauteurs environnantes étaient passablement enneigées et la pluie arrosait toutes les plaines et les vallées de la région. Les rivières débordaient d'eau et les troupeaux paissaient courageusement dans les prés couverts d'herbes verdoyantes. Dans les champs immenses, le blé poussait et les tiges déjà assez hautes rassuraient les cultivateurs sur la récolte de l'été. De temps en temps, le soleil brillait sur les campagnes et les villes, puis le ciel se couvrait de nuages sombres accompagnés d'averses. Le printemps 2013, qui semble très prometteur dans ces contrées, dégageait pourtant une atmosphère quelque peu pesante. Les gens de là-bas venaient d'enterrer le jeune marchand à la sauvette dans une ambiance tout aussi lourde. Il y avait du deuil dans l'air, une certaine inquiétude sur les visages, de la désolation aux abords des rues boueuses, une angoisse discrète dans les cafés parmi les « tueurs de temps », de l'incertitude dans les marchés sales et encombrés, un vague sourire peiné devant les étals de misère qui bloquaient les piétons et les automobilistes. Le froid était davantage dans les cœurs et les esprits. Difficile de se procurer les manteaux capables de couvrir ce froid-là ! Chers amis défunts, le sale temps qu'il a fait ce vendredi tenait lieu en fait d'hommage, de consigne contre l'oubli, de serment de fidélité et surtout d'énormes, de terrifiants, de foudroyants points d'interrogation : Qui a tué Chokri Belaïd ? Pourquoi suicide-t-on nos jeunes ? A quand le vrai printemps du Nord-Ouest ? Tu sais Chokri, et toi Adel, le soldat mort mercredi dernier au poste frontalier de Dhehiba est natif du Nord-ouest, lui aussi. Il paraît que le pauvre ne s'était pas donné la mort, mais que seulement il s'était trompé dans le maniement de son arme ! Il rentrera dans un cercueil chez lui pendant que ton assassin présumé, cher Chokri, originaire du bled à son tour, cavale ou paresse et se délasse quelque part dans les environs, ou chez des « amis » tunisiens ou maghrébins, ou peut-être est-il chez lui, en train de jouer avec plus d'un révolver entre les mains. Lui et ses acolytes ne se sont pas trompés de cible. Les armes ça les connaît et les passeurs aussi ! Peinards, tes assassins ! Mais pour combien de temps ? Trains pour l'enfer ! Tu sais, Chokri, nous avons pris le train pour gagner Jendouba. Et quel train ! Sans doute, tu vois un peu le genre de wagons titubants et quasi moribonds qu'on réserve aux voyageurs du Nord-ouest. Et la locomotive non moins agonisante qui roule peu et s'écroule beaucoup ! Et l'espèce de chauffeur qui n'en fiche pas une rame et qui ne s'excuse jamais des retards. Et les sièges chancelants et les vitres éclatées et les portes défoncées et les W.C. défaillants. Cher Chokri, on nous a effrontément menti à propos des autorails importés de Chine. Un seul sur les six importés assure, en deux voyages, le trajet Tunis-Ghardimaou. Deux autres nouveaux trains relient Tunis et Bizerte. Quant aux trois restants, ils se les roulent on ne sait où ! On se demande même s'ils sont jamais rentrés en Tunisie. M. Harouni, le ministre des transports avait assuré que les six trains acquis seraient mis en service exclusivement sur les lignes du Nord. Où sont-ils alors ? Pourquoi un seul autorail neuf entre Tunis et Jendouba ? Hogra ou détournement ? Tu vois, Chokri, comment on traite encore les enfants de ton pays ! Manifestement, ils n'ont pas droit au confort, ni à la dignité. Le train du progrès ne sifflera pas chez eux ! C'est heureux qu'on ait consenti à leur « refiler » un autorail sur six. Pas besoin d'un sixième sens pour comprendre que même ce train unique risque de leur être retiré. Tu sais Chokri, l'autre jour aux obsèques de Adel Khazri, le cortège passa plus d'une fois devant des panneaux sur lesquels les habitants tunisiens avaient écrit : Ici l'Algérie ! L'ennui c'est que le voisin algérien non plus ne dessert pas leur zone en trains ! Que faire, Chokri, prendre un train pour l'enfer? « Ils » n'aiment pas ça ! Tu sais Chokri, sur les réseaux sociaux, certains facebookers mettent en doute, ces derniers jours, ton assassinat et ton décès. Il s'agit, tu t'en doutes bien, d'une vile campagne menée par ceux que tu déranges mort ou vif. Mais, nous sommes sûrs que ta dépouille les dérange plus que ton corps vivant. Ils croyaient s'être débarrassés d'un Belaïd et les voilà en face de centaines de milliers de Chokri prêts à tout pour leur empoisonner la vie jusqu'à la découverte des vrais meurtriers. Eux, ils voudraient que très vite ton affaire soit classée et ton dossier clos. Mais rien ne se referme à ton sujet : ni les bouches qui crient contre tes assassins, ni les enquêtes parallèles sur les auteurs et les commanditaires de l'attentat, ni la blessure profonde des Tunisiens ulcérés par le degré de violence politique atteint sous leurs cieux. Tous les mercredis, hier et aujourd'hui, la semaine prochaine, dans un mois ou dans un an, aux prochaines décennies, ta dépouille s'exhumera et hantera les avenues, elle troublera le sommeil de ceux qui dorment et endorment l'affaire ; elle rallumera la flamme sur les chemins de la liberté et de l'épanouissement ! Chokri, nous détestons écrire les éloges funèbres ; mais là c'est juste une invocation susurrée par devoir de mémoire, pour enquiquiner les « âmes sensibles » que ton souvenir froisse, pour corner à leurs oreilles : « Qui a tué Chokri Belaïd ? », « Qui veut tuer la Tunisie libre et plurielle ? ». Chokri, tes voisins d'El Menzah et d'El Manar ne t'ont pas oublié: la semaine prochaine, du 22 au 24 de ce mois, le cinéma Hannibal programme onze films contre la violence politique. Trois jours, c'est peu, dirais-tu ! Non, tant que ça ravive ton souvenir, tant que ça ressuscite ta dépouille, tant que ça nargue tes assassins, c'est toujours bon et rassurant! La crainte, c'est que justement, on passe un seul jour, ou deux ou trois sans évoquer ta mémoire ! Accorder un tel repos aux consciences de tes meurtriers, c'est impensable et fatal ! Prie, Chokri, pour que l'élan solidaire ne s'essouffle pas avant de faire toute la lumière sur le crime odieux et avant de mettre hors d'état de nuire les chantres de l'intolérance et les semeurs de la haine ! Et chaque jour, promène ta dépouille partout au dessus de la Tunisie et de la Planète ! « Ils » n'aiment pas ça ; « nous », si !