Avec La fiancée était à dos d'âne, la romancière franco-libanaise réécrit une page d'histoire de la France coloniale. Elle invite les lecteurs à la suivre sur les pas de l'armée dissoute du célèbre Emir Abdelkader qui avait dirigé au 19e siècle la première résistance algérienne contre les colonisateurs français. Invitation au voyage dans l'Histoire avec un grand « H », mais racontée à travers le prisme des femmes et autres subalternes que les manuels du passé oublient parfois de raconter. On ne présente plus Vénus Khoury-Ghata. Cette franco-libanaise à l'imagination « aux semelles de vent » et à la plume lyrique, est l'auteur d'une vingtaine de romans. Les Fiancées du cap Ténès, Sept pierres pour la femme adultère, Le Moine, l'Ottoman et la Femme du grand argentier, titres de quelques-uns de ses romans les plus connus. La romancière a aussi produit une œuvre poétique considérable, couronnée par le Goncourt de la poésie en 2011, le Grand Prix de poésie de l'Académie française en 2009. «Le roman est un petit train omnibus» Née au Liban, à Bécharré, le village natal du poète national Omar Khayyam qui fut son modèle, Vénus Khoury-Ghata a souvent raconté sa double allégeance à la poésie et au roman. « Quand je me sens à l'étroit, aime-t-elle dire, je vais vers le roman plus vaste, je peux aller dans les recoins, les détails. J'ai coutume de dire que pour moi, écrire un roman, c'est escalader une montagne pas à pas, lentement, en faisant des efforts. Ecrire des poèmes, c'est dévaler la pente à toute vitesse, dégringoler. Le roman est un petit train omnibus, le poème est un TGV. » C'est sans doute parce qu'elle se sentait à l'étroit, qu'après deux recueils de poèmes aux titres empreints de désespoir, Les Obscurcis et Où vont les arbres, elle est revenue sur le devant de la scène, cette année, avec un nouveau roman. Dédié à l'Histoire avec un grand « H », La fiancée était à dos d'âne brasse les thèmes chers à la romancière : la mort, l'absence, le deuil, le mensonge et le désespoir. Le désespoir que raconte ce roman est celui d'une jeune juive fiancée à l'Emir Abdelkader que celle-ci ne rencontrera jamais, mais dont la quête enfiévrée va structurer sa vie. Yudah, un nom programmatique La fiancée répond au nom programmatique de Yudah, contraction de Yahuda et emblématique du destin tragique des siens. Elle est fille de la tribu juive Qurayza qui parcourt le Sahara à la recherche de subsistance et de protection contre ceux qui tuent les juifs sans raison. En 1835, huit mille d'entre eux furent massacrés à Mascara. Pour éviter de nouvelles tragédies, le chef des Qurayza, le rabbin Haïm, décide de s'allier avec le puissant émir Abdelkader, en lui offrant comme épouse l'une des plus belles filles de la communauté. L'élue n'est autre que Yudah que le rabbin conduit en personne, à dos d'âne, du désert à la ville où se trouvait la smala du puissant émir. C'est le début de l'errance pour la jeune femme qui attendra en vain le retour de son fiancé. Parti sur le front, celui-ci avait été entre-temps capturé par les Français et déporté en France où bientôt sa cour le suivit. Soucieuse de ne pas voir ces centaines d'hommes et de femmes en guenilles débarquer dans les faubourgs de Pau où l'émir était détenu, l'administration française les déporta à l'île Sainte-Marguerite, l'une des quatre îles Lérins, en face de Cannes. Yudah faisait partie de ces déportés dont elle partagea un temps le misérable sort d'exilés, décimés par le froid, la faim et les épidémies. Elle survivra à la déportation et fera son chemin jusqu'à Paris, après un crochet par Pau et puis Amboise où son fiancé royal, assigné à résidence, était réduit à ruminer sa défaite dans la solitude des palais royaux. On ne révélera pas la fin de l'épopée de la jeune héroïne de Vénus Khoury-Ghata qui meurt les armes à la main sur les barricades de 1848, annonciatrices d'aubes nouvelles. Ce n'était pas la fin de l'Histoire, mais le début d'un nouveau temps historique et littéraire représenté par Victor Hugo dont la figure à la fois patriarcale et révolutionnaire hante les dernières pages du roman. Cet emmêlement étroit de temps, de sensibilités, d'univers est caractéristique de l'écriture de Vénus Khoury-Ghata, une écriture qu'il faudrait peut-être aussi lire comme la métaphore du parcours brillant et singulier de l'auteur de La Maestra entre son Liban natal et cette langue française dont celle-ci est devenue une des plus brillantes ambassadrices dans le monde. (MFI) La fiancée était à dos d'âne, par Vénus Khoury-Ghata. Ed. Mercure de France. 170 p.