* «La Révolution nous a menés de l'individualisme solitaire à l'individualisme solidaire», affirme Abdessattar Sahbani, professeur de Sociologie . * Le 14 Janvier les masses étaient unifiées, à La Kasbah elles sont devenues fragmentées et au Bardo divisées. * Pour la première fois, les patrons veulent s'affirmer * Des feux d'artifice le soir de la tragédie du Châambi, et le Fark de Mohamed Brahmi dans le camp des défenseurs de la légitimité Des dizaines de milliers de personnes investissent les rues, du Nord au Sud de la Tunisie. Près de 70 députés désertent l'Assemblée Nationale Constituante (ANC) et la police s'emploie à réprimer vigoureusement des manifestants, jusque-là demeurés pacifiques. La place du Bardo est devenue l'espace de grands rassemblements toutes les nuits. Des veillées ramadanesques bien mouvementées. De l'avenue Habib Bourguiba, le 14 janvier 2011, aux sit-in du Bardo, en passant par ceux de La Kasbah 1 et Kasbah 2, qu'est-ce qui a changé? Qu'est-ce qui motive et fait révolter les sit-in assidus et rouspéteurs au Bardo ? Les politiques chacun y va de sa propre lecture. Qu'en pensent les sociologues ? Abdessattar Sahbani, professeur de sociologie à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, déclare au Temps, que plusieurs phénomènes expliquent et transcendent en quelque sorte ces mouvements de masse, des facteurs internes comme la hausse des prix, le chômage, le blocage des institutions, la crise de la Troïka et surtout le manque de visibilité et des facteurs externes. Il précise que nous avons une société à deux vitesses. Le pouvoir en place, se trouve totalement totalement déconnecté de la réalité. Sa déconnexion est un choix stratégique. Le problème n'est pas le quotidien, mais le devenir du quotidien, comme les échéances électorales…Les Tunisiens, la société politique, la société civile la Centrale syndicale et les patrons sont apostrophés. Pour la première fois, les patrons veulent s'affirmer. Les Tunisiens sont conscients qu'il y a un blocage à l'Assemblée Nationale Constituante voulu et recherché. Le pouvoir en place prend son temps. Il n'a pas la maîtrise totale de l'administration. Il y a des attentes, un désenchantement populaire, une crise, une déconnexion et des discours de langue de bois. Tout le monde parle. Une nouvelle information apparait pour être au diapason des évènements. Des dossiers consistants sont préparés et présentés. Plus d'audace…Sur le plan externe, l'idée de copier ou de reproduire le scénario égyptien n'est pas à écarter. Au pays des Pharaons, la légitimité existe, certes, mais la minorité a aussi ses droits. La question de la légitimité est remise en question à travers des contestations populaires. Lorsque 30 millions sortent dans la Rue, presque le double de ceux qui ont élu Morsi, c'est qu'il y a un soulèvement. Lorsqu'on voit le nombre des manifestants en Tunisie, on se demande si les élections du 23 octobre étaient irréprochables. On ne parle plus du dossier syrien et autres affaires internationales. « Ce sont des ingrédients qui expliquent de façon directe et indirecte, ce qui se passe en Tunisie », affirme le sociologue. Il s'interroge pourquoi, choisit-on la date du 4 décembre pour que les Ligues de Protection de la Révolution attaquent l'UGTT, le 9 avril, le 25 Juillet pour l'assassinat de Mohamed Brahmi. C'est la déconfiture de l'Etat. « Et la déconfiture de l'Etat entraîne la violence », prévient Abdessattar Sahbani. Il ajoute au mois de Ramadhan, où le Tunisien d'habitude penche pour l'indolence, un attentat est perpétré. Après l'enterrement du martyr, les manifestants se dirigent vers le Bardo. Les forces de l'ordre les violentent. On dirait qu'il y a une machine qui travaille pour que les gens s'insurgent. Le lendemain on attaque les sit-inneurs. Le jour même, des soldats sont égorgés. Qu'est-ce qui se passe ? On était en train de vivre une hystérie collective qui a implanté la peur. On a des problèmes avec les institutions et l'Etat. Si en Egypte, l'action du mouvement « Tamarrod » et le Front du Salut ont été clôturé par l'intervention de l'armée, en Tunisie, après l'assassinat de Mohamed Brahmi, on a attaqué les soldats pour dire que l'armée est castrée, 3 semaines après la nomination d'un nouveau chef d'Etat major de l'armée de terre faisant suite à la démission de l'ancien général qui avait exprimé des peurs. « On a essayé de montrer que l'armée est incapable de se protéger. C'est un message important. Des questions se posent et s'imposent. Quelle est la logistique de cette élite militaire ? L'armée a pris une dimension civile» regrette notre sociologue. Il prévient que ceux qui vont revenir de Syrie (les enfants de Ghannouchi) vont poser de sérieux problèmes pour la sécurité du pays. 24 heures après le drame de Châambi, une voiture de la Garde nationale s'est vue pigée à La Goulette, et le lendemain, une autre a failli se faire sauter à Mhamdia. Pourquoi s'attaque-t-on aux forces de la Garde nationale ? «Comme on a castré l'armée, on veut castrer la garde nationale… Tous ces éléments expliquent ce mouvement de masse en boule de neige. L'intimidation a commencé lorsqu'on a dressé les barbelés dès 7 heures du matin. A la grande surprise de tout le monde, les gens étaient déterminés. Ils sont revenus le soir. Ils se sont rassemblés et ont ainsi vaincu encore une fois le sentiment contraignant de la peur. Le 14 janvier le mouvement de masses à l'avenue Habib Bourguiba a poussé Ben Ali à la fuite. Les rassemblements de la Kasbah 1 et Kasbah 2 ont fait tomber le Gouvernement de Mohamed Ghannouchi. La gestion de l'espace est très importante. Dans le 1er espace de l'avenue Habib Bourguiba, la foule avait un seul objectif. C'était une masse unifiée. A la Kasbah, la masse était fragmentée entre nationalistes, communistes, salafistes, à l'image de la société. Au Bardo les masses deviennent divisées. Une ligne de Barlev se dresse au Bardo. Dans ce troisième espace, on sent la rupture. On découvre deux sociétés et deux projets de sociétés. D'un côté le drapeau de la Nahdha et des salafistes, ensembles. Ils répètent les mêmes slogans. On devine pourquoi Rached Ghannouchi considère les salafistes comme ses enfants. On comprend pourquoi il n'a pas réagi à leurs agissements à la Faculté des Lettres de la Manouba, à leur attaque de l'ambassade américaine… Ce sont ses alliés stratégiques. On trouve des jeunes, peu de femmes et beaucoup d'adultes disciplinés. De l'autre partie on trouve la jeunesse, des adultes et surtout beaucoup de femmes. Des femmes viennent avec des bébés dans leurs poussettes malgré le risque de lacrymogène. «J'ai vu des femmes enceintes. Pourquoi ? La femme est l'avenir de la Tunisie. Elles n'ont pas de garanties que les choses vont s'améliorer », dit le sociologue. Dans l'espace défendant la légitimité, il n'y a pas eu d'évolution d'un jour à l'autre. Il est resté statique. Dans l'autre espace les tentes ont été changées. « Ce qui m'a choqué est que la nuit où on a annoncé le drame de Châambi, des feux d'artifice ont été allumés à deux reprises chez les défenseurs de la légitimité. La veille aussi, le jour du Fark de Mohamed Brahmi, les feux d'artifice ont éclairé le ciel. On est à ce point divisé. L'animosité est si grande. Ce sont de graves phénomènes », déplore le sociologue. Le pays vit la plus grave période depuis le 14 janvier. Une nouveauté : les citoyens ne s'empressent pas de faire des achats excessifs. « La Révolution nous a sorti de l'individualisme solitaire à l'individualisme solidaire », dit-il. On se rappelle que le slogan « Dégage » du 14 janvier était passé du champ macro-sociologique au champ micro-sociologique, dans les établissements et entreprises publiques. Ce même slogan revient au champ macro-sociologique. Ça sera la véritable Révolution en Tunisie avec ses programmes et ses projets.